Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 27 avril 2015

GARISSA, MEDITERRANEE : AFRICAINS, SI VOUS PARLIEZ ?

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 25 avril 2015. 

Il y a quelques semaines, plusieurs chefs d’Etats africains défilaient aux côtés de François Hollande, devant une foule estimée à plusieurs millions d’individus et portant des banderoles estampillées « Je suis Charlie ». Rien de choquant, a priori, sinon qu’ils auraient dû, au préalable, parler à ceux qu’ils étaient censés représenter à cette marche, préciser qu’ils défilaient d’abord pour le respect de la liberté d’expression et qu’ils étaient prêts eux-mêmes à l’appliquer dans leurs pays respectifs. Au passage et toujours dans le respect de leurs mandants, ils auraient pu rappeler que cette liberté avait des limites, qu’elle excluait l’insulte et le mépris. Car, quelle que soit la religion, la foi est une chose sérieuse : il y a des gens qui ne restent en vie que parce qu’elle les soutient et d’autres qui sont prêts à mourir pour elle. « N’insultez pas les dieux des autres ! », enseigne l’Islam à ses fidèles (Coran VI, 108).

Mais, depuis le 11 janvier 2015, les chefs d’Etats africains ont raté d’autres occasions de parler et de défiler, de dénoncer la barbarie et de fustiger ses responsables, à des degrés divers. Y a-t-il rien de plus insupportable que de voir un pays africain, le pays de Nelson Mandela en l’occurrence, se livrer à une chasse aux étrangers  comme jadis, en Alabama, on allait à la chasse aux Noirs ? Y a-t-il rien de plus ignoble que l’assassinat de près de cent cinquante étudiants dans le campus d’une université, au Kenya ? Y a-t-il une monstruosité plus grande que ces naufrages à répétition qui ont transformé la Méditerranée en cimetière aquatique, fait près de 2.000 victimes en quatre mois, soit vingt fois plus que pendant la même période en 2014 ?

Si l’on mesure une catastrophe à l’aune de ses victimes, alors ils auraient dû être des dizaines de chefs d’Etats africains à venir soutenir les Kenyans accablés et à leur offrir un soutien qui ne soit pas que des vœux pieux. Ou, pour le moins, à inviter leurs compatriotes à témoigner leur solidarité dans la rue et dans les lieux publics. Quant aux naufragés de la Méditerranée, il est paradoxal qu’au moment où l’Europe, enfin ébranlée par l’ampleur de la catastrophe, se décide à convoquer un sommet spécial, l’Afrique s’abrite derrière un silence assourdissant. Même si tous les naufragés ne sont pas des ressortissants de ses pays, ils sont partis de ses côtes et ce sont des Africains qui ont ouvert cette voie tragique.

Pourquoi donc nos dirigeants sont plus prompts à compatir aux malheurs qui surviennent au Nord qu’aux désastres qui accablent leurs propres populations et qui, pour une bonne part, découlent de l’injustice que leur impose ce même Nord ? Pourquoi laissent-ils la parole aux autres pour expliquer leur infortune et pour en définir les remèdes ? Parlez, messieurs d’Afrique, car la privation de parole est, comme le dit Mongo Beti, « le symbole infaillible de l’esclavage ». Convoquez vos instances, alertez l’opinion, mobilisez vos moyens, montrez, à défaut de muscles, votre capacité de nuisance, criez votre colère, proposez des solutions, mais bon Dieu, parlez ! Parlez à vos peuples, parlez entre vous, parlez aux autres et tout particulièrement à ceux qui cherchent à imposer leur loi au reste du monde. Parlez, parce que les dix mesures déjà « dégainées » par l’Union Européenne ne seront qu’un cautère sur une jambe de bois si on n’accepte pas de reconnaître que les noyés de la Méditerranée sont d’abord des victimes avant d’être des coupables, et que ni l’exode ni le moyen par lequel il s’opère ne sont un choix mais une contrainte.

Les immigrés sont les victimes des mensonges propagés par pratiquement tous les partis politiques européens selon lesquels tout acte charitable commis envers les naufragés constituerait un « appel d’air » qui déverserait sur l’Europe des hordes de miséreux qui les déposséderaient de leur travail et leur arracheraient le pain de la bouche. Pourtant dans une Europe dont la population vieillit et qui dédaigne des pans entiers de l’économie, ce sont les immigrés qui assument les tâches les plus ingrates, celles qui font la qualité de vie des  plus aisés.

Les immigrés sont les victimes d’un égoïsme rampant qui fait croire que 200.000 d’entre eux suffiraient à déstabiliser l’Union toute entière (1e PIB mondial, 28 pays, 500 millions d’habitants !) alors que le Liban a survécu à l’arrivée de 1,2 million de réfugiés et que la Turquie en accueille 2 millions ! L’ampleur du drame n’a pas attendri tous les cœurs. L’Australie offre son expertise pour bouter les immigrés au loin, y compris vers des îles prisons, et selon un sondage récent, 54% des Français estiment que l’Europe en a assez fait. C’est instructif, troublant et prémonitoire.

Enfin les milliers de désespérés qui s’embarquent sur les côtes tunisiennes ou libyennes, au prix d’une vie qu’ils jugent désormais dérisoire, sont aussi les victimes collatérales du désordre créé par les Occidentaux. On a comme l’impression que partout où passent leurs armées, ni la démocratie, ni la paix, ni l’ordre ne repoussent. La Somalie est devenue un champ de mines, la Libye est une passoire, tout comme l’Afghanistan et l’Irak sont désarticulés par des clivages ethniques et religieux…

L’Europe a livré son verdict au sommet de Bruxelles. Il y a quelques années, plutôt que de soutenir l’Italie et son opération Mare Nostrum, qui avait permis de sauver 100.000 naufragés, elle avait lancé Triton, trois fois moins coûteuse. Il n’y a pas de petites économies ! Désormais, pour éviter le cap probable de 10.000 noyés en 2015, elle fera le sacrifice de puiser un peu plus dans sa bourse. Mais ne nous faisons pas d’illusions : en réalité elle va fournir, à vingt-huit (28), une contribution comparable à celle que la seule Italie consacrait au secours des naufragés. Pour l’essentiel, en effet, elle ne remet pas en cause ses convictions. Elle préfère protéger ses frontières plutôt que de sauver des vies, quitte à violer les droits de l’homme qu’elle brandit si souvent…

Les noyés de la Méditerranée ont déjà quitté le devant de la scène médiatique.  Alors parlez, MM. les présidents d’Afrique, non pour vous livrer à l’auto-flagellation, mais pour refuser la fatalité, pour, à votre tour, demander des comptes, réclamer vos droits et exiger des autres qu’ils assument leurs devoirs !

« NUL N’A LE DROIT DE SE DÉSINTÉRESSER DES CONSÉQUENCES DE SES ACTES »

NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 28 mars 2015

Si l’on en croit le sociologue allemand Max Weber, l’homme politique, qu’il opposait à  l’homme de sciences – (et, j’ajoute, tout particulièrement celui qui prétend au titre d’homme d’Etat) – doit avoir trois qualités : la patience, le sens des responsabilités et … le coup d’œil !

Pour son grand malheur, Abdoulaye Wade a manqué des trois…

Il a manqué de patience, car quelle urgence  y avait-il à vouloir imposer à son fils une marche forcée vers le pouvoir suprême, alors que lui-même a mis des décennies pour venir à bout des sarcasmes (rappelez-vous des « thiakhaneries » dont l’affublait le président Senghor), de l’appareil d’Etat et de l’hostilité des grandes puissances et pour conquérir de haute lutte le titre de Président de la République. Karim Wade n’est qu’à la fleur de l’âge, quand  son père a été élu pour la première fois à près de soixante quinze ans. A quarante ans, il gérait le quart du budget de l’Etat, sans avoir le moindre mandat électif et sans même maîtriser la langue dominante du pays, celle qui avait permis à son père de retourner les foules et de mettre les rieurs de son côté. A l’élection présidentielle de 2022 (dans l’hypothèse où le président Sall  aura rempli deux mandats de cinq ans), il n’aura pas 55 ans et s’il gagne, il ne le devra qu’à lui-même. Pour lui, le temps est plutôt un allié. Dès lors pourquoi Wade impose-t-il aux ténors du PDS, dont certains ont deux ou trois décennies de combat politique derrière eux ou exerçaient des mandats électifs avant son arrivée au pouvoir, l’humiliation de céder leur place à un « gamin » qui n’a jamais rien conquis par lui-même ?

Wade a manqué de sens des responsabilités. Cela avait été déjà le cas quand, dans ses fonctions de Président de la République, il avait, contrairement à ses prédécesseurs, pris à partie une communauté religieuse, décrié une confrérie, et stigmatisé une composante ethnique. La retraite ne l’a pas changé. Quand on a été, comme lui, le premier chef d’Etat élu démocratiquement à la tête de son pays et fait ainsi la démonstration que le vrai pouvoir est celui du peuple, on n’a plus le droit  de jouer au pistolero, d’inviter à la désobéissance civile, d’appeler l’armée à la rescousse, de solliciter une intervention étrangère. Dans une démocratie, la place d’un ancien Président de la République n’est pas dans le maquis, mais dans le très confortable fauteuil de la sagesse et du bon conseil, celui d’un homme totalement et définitivement libre…

Enfin, Wade, et c’est peut-être moins étonnant, à son âge, a manqué de coup d’œil. De sa maison de Versailles, de son balcon de Fann, il ne s’est pas aperçu que le pays avait changé. En 2000, 65% des électeurs de 18 à 30 ans avaient voté pour lui, et ce sont les mêmes qui, dix ans plus tard, ont assiégé le Parlement pour le contraindre à reculer. Aujourd’hui plus de 40% des Sénégalais ont moins de 14 ans, n’étaient donc pas nés quand il est arrivé au pouvoir et ne connaissent rien de lui. A le voir escalader difficilement les marches des escaliers, ils ne voient en lui que l’un des 2500 (deux mille cinq cents !) Sénégalais qui ont 90 ans ou plus ! Wade peut être encore pathétique, il ne peut plus prétendre à l’exaltation de la jeunesse. S’il avait eu un bon coup d’œil, il n’aurait pas parié sur son fils, mais sur le Sénégal.

C’est à partir de ces  constats qu’on peut dire que, d’une certaine manière, le procès de Karim Wade est aussi celui du Wadisme, et que, plutôt que de menacer de se (laisser) tuer si son fils était condamné, l’ancien Président aurait du nous convaincre que ce qui est reproché à celui-ci n’est pas une conséquence inéluctable de son mode de gouvernement et accepter d’examiner les conséquences de ses propres actes.

Mais il ne suffit pas de dire que Wade a tort et que son fils n’a fait que suivre ses pas. Si la classe politique sénégalaise, et d’une certaine manière nos institutions elles-mêmes, perdent un peu de leur crédibilité, c’est que ces défauts qu’on lui reconnait sont plus répandus qu’on ne pense. C’est pour cette raison que la condamnation de Karim Wade, si symbolique soit-elle, n’a de sens que si elle est le signe d’un vrai changement dans l’idée même que nos gouvernants se font de la politique. La Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI) a enrichi des enquêteurs, elle n’a pas débusqué les sommes d’argent faramineuses que l’on attribuait au fils de l’ancien chef de l’Etat au début du procès. Mais elle a mis en évidence un système pernicieux de gestion du patrimoine public qui conjuguait trafic d’influence, favoritisme, prise illégale d’intérêts et, en fin de compte, abus de faiblesse à l’encontre d’un patriarche  assiégé par des courtisans. Quand on a été « Ministre du Ciel et de la Terre », on ne peut pas affirmer tout de go qu’on n’a aucune responsabilité dans ce pillage. Toutefois la mission de la justice ne peut pas se réduire à poursuivre un homme, elle doit conduire à chasser le mal, non rendre gorge à quelques boucs émissaires, mais à faire comprendre à tous que « nul n’a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes » (Raymond Aron). C’est en ce sens que Karim Wade a manqué à sa responsabilité en boycottant partiellement son procès au lieu de faire face à ses accusateurs dont certains avaient été ses collaborateurs ou ses partenaires. Peut-être qu’à défaut de convaincre, un aveu d’inexpérience aurait touché ses juges.

Tirerons-nous, au moins, une leçon de ce long déballage ? Les hommes et femmes investis dans des responsabilités publiques sont-ils désormais prêts à ne pas nourrir ce qu’ils désapprouvent, à assumer les conséquences de leurs actes, à cesser de se justifier en mettant leurs erreurs sur le dos de  leur marabout, de leur gestionnaire, de la fatalité ou du  diable ?

Bien entendu, pour que cette mutation puisse s’exercer, il faut qu’à leur tour, ceux qui gouvernent, et leurs démembrements, ne nourrissent pas eux-mêmes l’irresponsabilité. C’est pourtant ce qu’ils font lorsqu’ils n’ont le choix qu’entre obliger (emprisonnement) ou interdire (refus de toute manifestation). Ainsi, et à titre d’exemple, lorsque les médias d’Etat snobent les propos de  Wade, même quand tout le pays est suspendu à ses lèvres, même lorsqu’il appelle à la condamnation de la violence, ils ne trahissent pas seulement leur mission de service public, ils font preuve de manque de confiance dans le jugement de l’ensemble des Sénégalais.