Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

dimanche 25 janvier 2015

IL N'Y A PLUS DE CHARLIE-HEBDO...

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 24 janvier 2015

Si Charlie-Hebdo n’est pas mort, il est défiguré !

Un journal adulé, presque vénéré, est paru sous le même titre, mais il est bien loin de celui qui, avant le 7 janvier, avait pour devise « l’indépendance à tout prix ! » et se vantait de ne rien devoir à personne, d’être libre, et indifférent aux honneurs.

De 30.000 à 7.000.000 d’exemplaires !

Si Charlie est défiguré, ce n’est pas, principalement, la conséquence de la disparition tragique de ses fondateurs, de ses plus grandes plumes, de ses caricaturistes les plus imaginatifs. Même si les « survivants » paraissent plus sensibles à l’appel des médias que ne l’étaient les fondateurs et qu’ils ont tendance à accréditer l’idée que la crudité des mots, pour ne pas dire la grossièreté, sont les seuls vrais labels de leur journal, y compris dans les moments les plus émouvants…
Si Charlie est défiguré, c’est qu’il n’y a rien de commun entre le journal besogneux, souvent à court d’argent mais jamais à court d’imagination, porté par l’engagement de ses animateurs, et l’hebdomadaire « milliardaire », gavé d’argent et de soutiens, y compris ceux venant de ceux qu’il décriait. Il y a quelques semaines, l’ancien Charlie était sur le point de disparaitre pour une dette de 100.000 euros, le nouveau va pouvoir disposer d’un matelas de plus de 20 millions d’euros, en dons et recettes, après avoir réussi le joli coup de diminuer le nombre de ses pages sans baisser son prix ! Il pourrait même se payer le luxe d’aller au secours de ses anciens protecteurs.

Si Charlie  est défiguré, c’est qu’il n’y a rien de commun entre les 30.000 à 60.000 exemplaires qui n’étaient écoulés que grâce au militantisme de lecteurs aficionados qui le lisaient par choix personnel, et les millions d’exemplaires que s’arrachent des files d’acheteurs sur commande qui, dès potron-minet, font la queue devant les kiosques, comme on le faisait naguère devant les vespasiennes. Il n’y a rien de commun entre les lecteurs du vieux Charlie, unis par un même idéal, et ceux d’aujourd’hui dont les motivations sont disparates et qui brandissent le journal comme un trophée de guerre. Jusqu’où d’ailleurs montera le tirage de ce journal ? Un million, trois, cinq, et plutôt sept millions d’exemplaires : c’est un tirage biblique ! Le journal est devenu un objet de consommation courante, une sorte d’Almanach Vermot dont chaque famille française devrait posséder un exemplaire et il faudrait désormais le faire rembourser par la sécurité sociale. N’oublions pas aussi ceux qui spéculent sur le titre, ceux qui se sont enrichis sur ses dépouilles ou sur sa légende en reprenant ses dessins, ceux qui se font de la publicité en se déchirant sur des mémoires. Bref, ce journal est devenu pour beaucoup une bonne affaire !   

Avant, on lisait Charlie par plaisir, par révolte, depuis son dernier numéro on le lit par devoir civique, par patriotisme, par snobisme quelquefois, ou pour pouvoir, sans risque, exprimer une haine longtemps retenue. L’ancien Charlie faisait des caricatures de « Mahomet » par esprit de dérision, (et à l’occasion renflouer ses caisses !), le nouveau est quasiment condamné à faire des caricatures de « Mahomet » pour conserver ses nouveaux groupies, et il lui faudra plus de 15 jours pour renouveler son inspiration !

« Ceci n’est pas mon Prophète ! »

Qu’il le veuille ou non, le journal libertaire, ennemi des corps constitués et des bien pensants, est devenu l’instrument des politiciens qui le portent en bandoulière, une banque nationale d’émotions, une fondation universelle. Il est sur les façades des édifices publics, il est en fait devenu l’officiel de la caricature. C’est peut-être parce qu’il est devenu une institution française qu’à Zinder, au Niger, on a brulé des bâtiments et des symboles de la France.

Le vieux Charlie ne faisait pas de publicité ? Le nouveau est subventionné par l’Etat et d’autres sponsors plus ou moins vertueux, la publicité, on la fait pour lui et à sa place, et même si ces soutiens sont sans contrepartie, il n’a plus que le choix entre l’ingratitude et la soumission.

Charlie fait désormais l’unanimité en France, c’est son boulet, car ce n’est jamais un bon signe pour un journal ! Le destin de l’unanimisme en politique, c’est de se fissurer au contact des réalités, sitôt passé le temps de l’émotion.

Les irréductibles de « Je suis Charlie » ont donc d’ores et déjà perdu le soutien de ceux qui pensaient que le slogan exprimait, en priorité, la fraternité des hommes, le droit à l’expression pour tous, mais dans le respect des uns pour les autres, la condamnation de la violence, de tous les racismes et de toutes les intolérances. C’était sur ces bases que beaucoup, et notamment les représentants de pays d’Afrique ou d’Asie, avaient pris place au sein de la « Marche pour la République », et le paradoxe aujourd’hui, c’est que ceux qui clamaient leur esprit de tolérance en scandant « Je suis Charlie » deviennent intolérants à l’endroit de ceux qui crient « Je NE suis pas Charlie » !

Plus significatif, le Charlie des survivants n’a pas été suivi par ceux dont l’opinion compte le plus à ses yeux, puisqu’à New York, comme à Londres et même à Copenhague, les médias, écrits et audiovisuels, se sont abstenus de reprendre ou de relayer ses caricatures et mis quelquefois en doute le sens de responsabilité de ses dirigeants. La tolérance, y rappelle-t-on, ce n’est pas tout laisser faire. Peut-être les Français réaliseront-ils que la laïcité à la française n’est pas universelle, qu’à force de radicalité, elle est devenue une sorte de religion, et que le tout repressif, les initiatives et mots malheureux de politiciens et journalistes en quête d’audience, ne suffiront pas à calmer le désarroi des cités.

Charlie a perdu des amis sans gagner les réticents, car la poursuite des caricatures n’a fait qu’amplifier la colère de ceux qui lui reprochent de s’en prendre indistinctement aux musulmans, et même d’une certaine manière, de s’en prendre plus à ceux qui sont fidèles à la doctrine islamique et la vivent au quotidien qu’à ceux qui l’invoquent mais la bafouent. Ce n’est pas tant d’ailleurs la caricature qui blesse les premiers puisqu’après tout, le « Mahomet » représenté par Charlie leur paraît peu vraisemblable, peu conforme à l’image qu’ils se font de Muhammad, et qu’ils auraient pu se contenter de dire : « Ceci n’est pas notre Prophète ! ». Car, faut-il le répéter, l’humour n’étant pas le monopole de l’Occident, ce qui les choque en vérité ce n’est pas la caricature, mais l’ignorance et le mépris qu’elle véhicule souvent.


C’est non le plaisir de faire rire mais l’envie de blesser… 

samedi 17 janvier 2015

L'ISLAM TRAHI...

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 13 janvier 2015


Pour l’opinion internationale, au Nord et même désormais au Sud, l’image de l’Islam ce sont les tours de New York fendues par des avions fous, ce sont les hordes de Boko Haram qui détruisent tout sur leur passage, prennent en otage ou massacrent des femmes et des enfants, c’est la Somalie réduite à l’état de ruines, c’est Al Qaida, Dash, Aqmi, des sigles qui évoquent la barbarie et les crimes organisés, ce sont des loups solitaires qui sortent du néant et sèment la douleur et la haine…

On en oublie que les principales victimes des exactions de ceux que l’on désigne, frauduleusement, sous le terme d’islamistes sont leurs prétendus coreligionnaires et que les bandes d’énergumènes qui avaient pris possession de Tombouctou, au nom de l’Islam, y ont fait plus de dégâts que jamais ne pourraient en faire des caricaturistes…

On en oublie que de toute l’Umma islamique, aucune voix autorisée n’est venue apporter sa caution à cet intégrisme destructeur, ni les ulémas de La Mecque ou du Caire, ni les monarchies dont les chefs exercent des responsabilités religieuses, ni les responsables des pays à majorité musulmane, ni, évidemment, l’OCI…

La particularité des « jihadistes » (encore un terme impropre) français, c’est que presque tous ont été des jeunes gens blessés par la vie, qu’ils avaient longtemps ignoré le sens de la voie islamique, et qu’ils s’y sont souvent engagés moins par conviction profonde que par révolte contre une société au sein de laquelle ils ne trouvaient pas leur place, et qu’enfin leur pratique religieuse était souvent peu respectueuse du message de ce Mahomet qu’ils invoquent. Les hommes qui ont sacrifié des vies humaines dans les locaux de Charlie Hebdo et Porte de Vincennes et perdu leurs vies par la même occasion, sont en réalité non les porte-parole mais les ennemis de l’Islam, qu’ils ont agréssé, dénaturé, usurpé, reniant ces préceptes inscrits en toutes lettres dans le Coran : « toute vie est sacrée, tuer un innocent, c’est tuer toute l’humanité » !

Mais le deuil ne doit pas cacher les couacs. Ainsi les média français, qui s’accordent à préciser que les otages tués Porte de Vincennes sont de confession juive, s’abstiennent généralement  de mentionner que deux des douze personnes exécutées dans les bureaux de Charlie étaient de culture musulmane, ni que la première victime de Coulibaly était une policière noire ! On observera par ailleurs que les victimes juives ont eu droit, seules, à une cérémonie funéraire en présence de l’aréopage de la République et, surtout d’un chef de gouvernement étranger, alors qu’on aurait réveillé les démons du communautarisme et crié à l’apatride si une cérémonie similaire s’était déroulée dans une mosquée en présence d’un président algérien ! Depuis quelques jours, une cinquantaine d’actes anti musulmans ont été commis un peu partout en France et c’est pourtant aux seuls juifs que le Premier Ministre est allé exprimer sa compassion et la protection de l’Etat, les musulmans se contenteront d’un tweet ! Décidément les Français musulmans restent des citoyens à part !

Mais ce qu’on a tué chez Charlie et Porte de Vincennes dépasse l’existence de quelques individus, ce sont la liberté, le droit à l’expression, les fondements mêmes d’une société respectueuse de la nature humaine qui ont été agressés. C’est en ce sens que ces crimes constituent une défaite pour tous les hommes. La réponse qui leur a été apportée, cette marche dite de la République, représente historiquement la première illustration concrète de cette composante, souvent oubliée, de la devise de la France : la fraternité, dont l’expression laïque est la solidarité. Pour préserver ses acquis, pour empêcher les politiques – et les médias – d’être les seuls à en tirer profit, les Français devraient, entre  autres questions, se poser celle-ci : « avons-nous assez fait pour la fraternité ? ».

Si le succès populaire était au rendez-vous, on peut tout de même regretter que la marche ne se soit pas faite sans provocations inutiles, sans slogans ni banderoles, sans drapeau ni hymne national, ce qui aurait été, par ailleurs, plus conforme à l’esprit frondeur et irrévérencieux de ceux qu’elle prétend honorer. Cela aurait permis d’éviter ce regard accusateur que certains manifestants ont porté sur d’autres, en raison de leur accoutrement ou de la couleur de leur peau. « Je suis Charlie », « Je suis Juif (ou Musulman) et je suis Charlie »,  « Je suis Noir et je suis Charlie », « Je suis policier et je suis Charlie » : c’est encore une manière de mettre  en évidence les différences et les antagonismes. On peut  se battre pour que Charlie vive et ne pas apprécier ses caricatures, on peut être contre Charlie et prendre place dans ce rassemblement, et parmi les chefs d’Etats exposés à la tête du cortège, plusieurs, et pas seulement des africains, ne respectent pas le droit à l’expression dans leur propre pays ! Charlie en aurait ri certainement…

Mais qu’importe ! Ce défilé avait pris des allures de mobilisation universelle de tous les hommes du monde contre la haine, la violence gratuite, contre tous les extrémistes qui nous refusent le droit de vivre, de penser et de nous exprimer librement. Il y avait eu bien plus de morts à Madrid, et surtout à New York, mais il n’y a pas eu cet unanimisme qui a manqué même à l’hommage consensuel rendu à Mandela, il n’y a pas eu ce rassemblement de politiques et de citoyens, de chefs d’Etats d’Afrique et d’Europe, de monarques arabes et de dirigeants de régimes parlementaires, où défilent, pour la même cause, Mahmoud Abbas et Netanyahu ! Quelle allure il aurait pris, quel sens il aurait revêtu si, à Paris et partout dans  le monde, des hommes et des femmes, ignorant leur appartenance politique ou religieuse, leur couleur ou leur situation sociale, mêlés et confondus, les mains nues, n’avaient eu qu’un seul mot d’ordre : nous sommes la même humanité  et cela suffit à nous rassembler.

Et nous Sénégalais, sommes-nous concernés ? Oui et à plus d’un titre. Oui, parce que l’Humanité est une et que notre destin est lié à ceux de nos voisins et partenaires. Oui parce que nous ne sommes à l’abri ni de la division ni du fanatisme. Oui parce que lorsque, comme c’est la tendance au Sénégal, les gouvernants se dessaisissent  progressivement du pouvoir que le peuple, leur a confié, très provisoirement mais dans toutes ses composantes, au profit des religieux, dont ce n’est pas la vocation ni l’intérêt, ils font le lit des frustrations et des excès de zèle qui sont les ingrédients des violences bêtes et méchantes… 

FAUT-IL AVOIR PEUR DE NDAR* ?

NB : Texte d'une conférence prononcée en décembre 2014 devant les élèves du Prytanée Militaire de Saint-Louis


*Ndar: Ndar est le nom local, précolonial, de la ville de Saint-Louis-du-Sénégal.


Les Saint-Louisiens ont été souvent saisis par la tentation, légitime, de réveiller cette belle au bois dormant que symbolise la première capitale de l’AOF et chef lieu du Sénégal colonial, jusqu’en 1958, et tenter de lui redonner un peu de son souffle d’antan. Dame : plus de trois cents cinquante ans d’histoire, connue et attestée par des archives, constitue un gisement exceptionnel sous nos latitudes, un fonds de commerce dont l’inventaire pourrait remplir plusieurs press-books alléchants… Reste à savoir si les jets d’eau, les obélisques et… la nostalgie suffisent pour entretenir une légende et, surtout, préparer l’avenir d’une cité désormais dépouillée de ses fonctions régaliennes.

Bien choisir ses emblèmes !

La vraie question, celle que je veux poser aujourd’hui, est celle-ci : de quelle cause les Saint-Louisiens doivent-ils être les champions ? N’ont-ils pas tort de brandir toujours comme seuls signes de ralliement Faidherbe, Pierre Loti ou Mermoz, les « Cahiers de doléances » ou la représentation au parlement français ? N’ont-ils pas tort de porter en bandoulière un inguérissable spleen et de cultiver un splendide isolement  qui leur donne l’air d’être une sorte de « minorité ethnique » au sein même de leur propre région ?

Je commencerai par évoquer quelques scènes vécues.

Scène 1. Il y a déjà plus de trente ans, j’ai commis ici, dans le Bulletin de la Chambre de Commerce, avec la complicité du regretté Pape Cissé, une série d’articles consacrés aux « noms de rues à Saint-Louis ». Paradoxalement plusieurs Saint-Louisiens, dont des notables, m’accusèrent alors de dénigrement et de lèse-majesté, alors que mon seul objectif était de les instruire sur le caractère anecdotique, quelquefois quasi-accidentel et souvent inapproprié, voire anachronique, de certaines dénominations et de démontrer que l’on pouvait remettre en cause la plupart d’entre elles sans se renier [1].

Scène 2. A la même période, à Lille où j’avais accompagné la délégation municipale pour le jumelage entre les deux villes, j’assistai à la gêne de nos hôtes, membres du Parti socialiste français, devant la glorification de l’ancien gouverneur Faidherbe. S’ils étaient sensibles à la mémoire du général républicain vainqueur à Bapaume, en France, ils étaient en revanche peu disposés à entendre l’éloge d’un conquérant colonial sabreur de populations civiles…[2]

Scène 3. Quelques années plus tard, accompagnant à Saint-Louis un ministre de l’éducation qui se faisait un devoir de promouvoir un réarmement patriotique de notre jeunesse, j’assistais, éberlué, à la plaidoirie de « cadres saint-Louisiens » qui préféraient honorer le vainqueur de Médine et de Loro plutôt que le fils de Halwar. Qu’ils se rassurent : si Faidherbe a perdu son lycée, son nom reste encore lié à l’ancienne « Place de la Savane »[3] et au pont mythique qui relie Ndar à Sor !

Pourquoi donc Saint-Louis ne serait-elle fière que des marques ou des empreintes laissées par le colonisateur, des cortèges de gouverneurs intermittents, de négociants ambulants ou d’explorateurs, et pourquoi tiendrait-elle pour négligeable l’héritage laissé, souvent à leur corps défendant, par les hommes et les femmes du crû, noirs ou métis, qui se succédèrent sur son sol pendant des siècles et qui sont les vrais bâtisseurs de la cité ?

« Les Très Honorables doléances et remontrances des Habitants du Sénégal aux Citoyens français tenant les Etats Généraux » constituent une escroquerie historique et le texte connu sous ce nom usurpateur n’est que le manifeste d’un négociant, d’un esclavagiste plus prompt à défendre le monopole des compagnies et les privilèges des « propriétaires blancs » que les droits universels…[4]

Les élections pour la désignation d’un député du Sénégal organisées en 1848 n’étaient ni démocratiques ni transparentes et dans le millier d’inscrits il n’y avait que quelques nègres illettrés, outrageusement manipulés au point qu’à l’issue du scrutin, ils ne savaient même pas pour quel candidat ils avaient voté. D’ailleurs, jusqu’au début du XXe siècle, les élections législatives au Sénégal ne concerneront qu’une petite minorité de « citoyens », la plupart blancs ou métis, et le représentant de la colonie était surnommé « député absent » parce qu’il était plus souvent à Paris, pour défendre les intérêts des compagnies de commerce, qu’au Sénégal, au service de ses électeurs !

Quant à Faidherbe, c’était un homme de son temps, un Européen imbu de sa supériorité, souvent méprisant à l’endroit des « indigènes » et décidé  à user de tous les moyens pour tirer profit des ressources du pays sans rien offrir en retour !

La maison qu’habite le Sénégal

Certes cela aussi fait partie de l’histoire de Saint-Louis et mérite qu’on s’y intéresse. Mais, heureusement, la ville a d’autres titres de gloire et qu’elle aurait tort de considérer comme insignifiants.

Saint-Louis c’est, en quelque sorte, la matrice de notre nation, là où s’est forgé « l’homme sénégalais », au point qu’on peut dire que chaque Sénégalais a quelque chose d’elle.

Ce privilège découle de raisons évidentes, puisque, géographiquement, Saint-Louis est construite à l’embouchure même du fleuve qui a donné son nom à notre pays et qu’historiquement,  pendant des siècles, elle s’est confondue avec lui, au point d’être souvent appelée « île du Sénégal ».

Mais le fondement principal de cette primauté, c’est que c’est sur ce ruban de terre de Ndar, long d’à peine deux kilomètres, que se rencontrèrent, dans tous les sens du mot, que s’opposèrent quelquefois, que se mêlèrent et enfin fraternisèrent pour la première fois, le wolof et le manjak, le joola et le pulaar…, et l’européen ! Pour en avoir la preuve, reportez-vous au premiers recensements de la population de l’île, vers le milieu du XVIIIe siècle (déjà !) : tous les patronymes de ce qui deviendra le Sénégal y sont présents, à côté de noms qui fleurent la province française.

Enfin c’est à Saint-Louis qu’est né notre désir d’émancipation puisque c’est là, au début du XXe siècle, que fut pris en charge le combat pour la reconnaissance des pleins droits des noirs, par une élite aux origines familiales multiples, avec des noms et prénoms aussi divers que Diouf (Galandou), Guèye (Lamine), Camara (Birahim), Ndiaye (Duguay-Clédor), Thiécouta (Diop), Chimère (Pierre)… Saint-Louis est, au Sénégal, la première à effacer l’appartenance ethnique par le patronyme. Les saint-louisiens de souche sont Diop, mais aussi Ly et Gomis, Fall, mais aussi Coulibaly et Kane Diallo, ils sont Sarr, mais aussi Bathily  et Sène, ils sont Roth, Ouattara et Devès !  

Avant même qu’il y ait la nation sénégalaise, qui est encore en construction, et dont les limites ont été dessinées par une puissance étrangère, il y a eu, à Saint-Louis une pépinière humaine, où les communautés qui constituent le kaléidoscope sénégalais ont appris à vivre ensemble, ont entamé ce que Senghor appelait « le commun vouloir de vie commune » qui fera notre force après l’indépendance en nous préservant des querelles tribales. Saint-Louis, c’est la maison qu’habite le Sénégal parce qu’au moment où les Français s’y installaient, l’île de Ndar était vierge de toute population, et qu’en quelque sorte, tous ses habitants étaient des immigrés, de gré ou de force. Elle est notre Amérique, elle a réalisé ce que l’Ecole Normale W. Ponty n’a pas réussi pour l’AOF, elle est le lieu où s’est formé le melting- pot qui a fait le ciment du Sénégal, le lieu où s’est créée une civilisation d’accommodement en rupture avec l’ordre ancien. En cela, on peut dire que c’est la culture, l’état d’esprit, plus que la naissance qui font qu’on est saint-louisien.

Quand le colonisé assimile le colonisateur !

Il y a un autre héritage dont doit s’enorgueillir Ndar, c’est l’extraordinaire capacité de résistance de ses habitants sous le pouvoir colonial. Celui-ci s’était pourtant ingénié à les diviser en castes et en classes, en hommes de couleur et en gourmettes, en nègres libres ou dits de luxe et en esclaves, en captifs de case et en engagés à temps, en citoyens et en sujets « étrangers », en signares et en raparilles et rapaces. Créée par les Blancs mais peuplée principalement de Noirs, Saint-Louis s’est fait un point d’honneur de résister aux querelles intestines.

Le colonisateur avait voulu chasser de l’île la religion musulmane, en fermant les écoles coraniques et en expulsant les marabouts, en organisant des autodafés de gris-gris. Malgré cela, non seulement l’Islam a survécu mais les habitants musulmans ont réussi à ériger sur la pointe nord de l’île, dès le milieu du XIXe siècle (et au moyen d’une souscription publique !), une mosquée en « dur », qui est le plus ancien monument de ce type dans cette partie du continent !

Les  gouverneurs avaient tenté, à maintes reprises, de chasser de l’île les griots, les obligeant à passer la nuit hors de ses limites, mais ils n’ont jamais réussi à briser la chaine des généalogies dont les griots sont les porteurs, ni à faire mourir la plus médiatique des valeurs saint-louisiennes : la téranga !

L’autorité coloniale avait contesté à la majorité noire jusqu’au titre « d’Habitants », qui n’a désigné longtemps que la minorité européenne et métisse, mais elle n’a pas réussi à créer une oligarchie dominante dotée d’une langue et d’une culture particulières. Les « signares » ne renonçaient pas à leur part africaine, elles ne s’exilaient pas en métropole, elles tenaient des « sabars », parlaient wolof et imposaient leur langue aux négociants et aux traitants avec lesquels elles vivaient selon « la mode du pays ». Il n’y a pas eu de pidgin à Saint-Louis, comme il y en a eu ailleurs en Afrique. En somme ce sont les saint-louisiens qui ont assimilé l’envahisseur et non l’inverse…

Enfin, nous l’avons évoqué plus haut, c’est la jeunesse saint-louisienne, formée à l’école coloniale, celle là même qu’on avait cru pouvoir assimiler en l’instruisant à la culture française,  qui lança le premier mouvement patriotique africain, celui des « Jeunes Sénégalais », qui de fil en aiguille, allait aboutir à l’élection, en 1914, du premier député noir de la colonie, Blaise Diagne, et plus tard à l’indépendance…

Pour une cité plus offensive !

Alors, pourquoi avec les armes de cette nature, Saint-Louis ne devrait-elle pas se démomifier, cesser de n’être qu’une cité frileuse qui ne serait fière que de ce qu’elle a reçu et non de ce qu’elle a donné ? Pourquoi ne devrait-elle pas désormais mettre l’accent autant sur un passé colonial, à jamais enfoui, que sur l’héritage encore vivant laissé par ceux qui lui ont donné leur sang leur sueur et leur vision d’avenir ? Pourquoi, pour tout dire, ne devrait-elle pas être de plus en plus Ndar et de moins en moins Saint-Louis ?

Non seulement il ne faut pas avoir peur de Ndar, mais il faut rompre avec le folklore et les stéréotypes surannés, il faut, comme dirait Guy Tirolien, dire « Adieu à Adieu foulards »…

Aujourd’hui, rien ne doit plus être considéré comme tabou et l’avenir nous apprendra que nous avons plus d’enseignements et de profits à tirer du nom inventé par Yammone Yalla que de celui imposé par Louis Caullier[5]. On peut débaptiser la place Faidherbe, on peut changer le nom du pont qui ne doit rien à l’ancien gouverneur, sans que le ciel nous tombe sur la tête ! Cela peut paraitre provocateur, mais Saint-Louis n’a pas grand intérêt à n’être qu’une ville-musée. D’abord, entre nous soit dit, parce qu’il ne reste presque plus dans l’île de modèle achevé et intact de la maison à argamasse qui symbolisait le mieux l’époque faste de la cité. Ensuite parce que les Français, contrairement aux Espagnols en Amérique latine, n’ont pas bâti d’œuvres d’art à Saint-Louis, ils n’étaient que de passage et l’effort d’urbanisation reposait sur les épaules de négociants, et des signares, dont les moyens étaient modestes. L’important, à mon avis, c’est donc de donner à la cité l’harmonie et la grâce dont avaient peut-être rêvé ses bâtisseurs et qui hante la mémoire des vieux Saint-Louisiens, c’est de préserver cette patine qui est la marque d’une longue existence, c’est de restituer la divine surprise qu’éprouvaient ceux qui venaient d’un monde où dominent l’argile et la paille et qui, au détour d’un coude du fleuve, découvrent une ville qui défie l’eau.

Saint-Louis, cause nationale !

Quoiqu’il en soit, ce qui appartient à Saint-Louis, et qu’à Saint-Louis seulement, doit survivre aux pics de tous les démolisseurs.

D’abord, ce site miraculeux, entre  mer et rivières, avec vue imprenable sur l’infini. Site impossible et toujours menacé, car, après l’île de Ndar, le fleuve Sénégal frôle longtemps la côte sans se décider à la percer, jouant à la coquette comme un paon qui fait la roue. Pour avoir ignoré ce jeu millénaire entre ce fleuve à l’humeur changeante et l’océan perfide, en créant une embouchure artificielle, on a mis en danger l’existence même de l’île…

Cette menace doit aujourd’hui être proclamée cause nationale pour que les Sénégalais, et au-delà de notre pays les amis de Saint-Louis, préservent ce qui fait le charme indéfinissable de la vieille cité.

Il y a cette mince et étroite pellicule de terre, conquise au prix de la sueur et du sang sur les marées et la boue, amarrée entre désert et mangrove, hérissée de bâtisses blanches et carrées qui évoquent une cité méditerranéenne qui aurait dérivé jusqu’aux tropiques…

Il y a cette douceur de vivre qui retient les femmes à Saint-Louis et y ramène les retraités…

Il y a cette civilité qui est le fruit d’un modus vivendi imposé par la rencontre d’hommes et de femmes venus de tous les horizons…

Il y a, enfin et toujours, cette nostalgie dont Saint-Louis aura toujours à revendre !


[1] A titre d’exemples, s’il y a eu des rues Neuville ou Navarin à Saint-Louis, c’est que les premiers noms de rue ont été donnés dans les années 1828-1830 et que le ministre de la Marine (qui avait la tutelle des colonies), s’appelait Hyde de Neuville  et que la France célébrait sa victoire contre la marine turque remportée en 1827 !

[2] Après chaque victoire, Faidherbe incendiait les villages de ses adversaires !
[3] Ancien nom de la place.
[4] Lamiral, commerçant opposé à la suppression des compagnies à monopole, n’a évidemment jamais siégé aux Etats Généraux.
[5] Selon l’historien  et traditionnaliste Rawane Boye, c’est un certain Yammone Yalla qui donna à l’île le nom de « Ndaa » (devenu Ndar) parce qu’il y avait trouvé une eau douce et fraîche. Le nom de Saint-Louis a été donné par Louis Caullier, fondateur du premier établissement français permanent.