Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 15 décembre 2014

ABDOU DIOUF-BASHING !

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 15 décembre 2014

Les Sénégalais acceptent mal que ceux parmi eux qui ont exercé des fonctions importantes dans la vie publique, confient à l’opinion les fruits de leur expérience, se livrent à des confessions dans lesquelles sont citées des personnes vivantes ou mortes. C’est, estiment-ils, contraire au « maslaa » sénégalais qui veut que l’on cultive le compromis, quitte à noyer la vérité sous  un flot  de banalités. Le résultat est là : à force d’auto-censure, notre histoire récente comporte des trous béants, faute d’informations de première main. Quelques rares personnalités ont pris le risque de nous éclairer, mais d’autres, qui étaient des acteurs de premier plan ou des témoins bien placés, ont préféré se taire et des pages entières de notre histoire de notre vie resteront inconnues.

Une « part de vérité » contestée !

Abdou Diouf a choisi de publier ses mémoires et depuis plusieurs semaines, cela lui vaut une volée de bois vert. Si l’on en croit certains, lui qui se vante  d’avoir « gardé une mémoire intacte », aurait tout faux, sur les choses anodines comme sur les évènements les plus importants. Ses détracteurs s’épanchent dans la presse-people et les médias audiovisuels et certaines critiques revêtent un ton blessant, car elles s’en prennent à l’homme et non au politique, à sa vie privée et non à sa fonction. Pourtant Diouf avait prévenu qu’il ne faisait « qu’apporter sa part de vérité  » et tout compte fait, il n’y a pas vraiment dans son livre de quoi fouetter un chat. S’il a quelques cibles préférées, il ne ménage pas non plus ses amis, ceux qui l’ont quitté comme ceux qui lui sont restés fidèles. En réalité son livre trace du personnel politique sénégalais le portrait d’une classe à l’humeur très changeante et dont la passion de l’Etat n’est pas souvent la principale qualité.

Il y a, bien sûr, quelques cancaneries, certaines discutables, comme l’évocation de la première rencontre entre Jean Collin et celle qui devait devenir sa deuxième épouse. Il y a des insinuations non fondées sur des arguments, comme le doute porté sur l’honnêteté de certains, il y a des « comploteurs » dont on ne dit pas toujours les noms. Mais il y a très peu de révélations croustillantes, sinon peut-être que Collin aurait été… un espion  des Russes ou, sur un autre plan, que dès 1964, Senghor avait manifesté le désir de faire de Diouf son successeur. Il y a surtout l’omniprésence de Collin et cette confirmation qu’avant d’être le Maire du Palais, il avait été pour le Premier Ministre Diouf, l’intercesseur auprès de Senghor ou de son épouse. Comme on ne prête qu’aux riches, il serait aussi l’artisan du fameux article 35, et c’est lui qui aurait inspiré à Diouf la suppression du poste de Premier Ministre, à l’insu du titulaire, Habib Thiam, pourtant ami et confident du chef de l’Etat ! Evidemment, au travers du récit, on apprend aussi des choses qui nous laissent dubitatifs, crédules ou admiratifs : un Président de la République qui discute de la sécurité du pays en présence d’un conseiller étranger, la Première Dame réduite à vendre ses bijoux et les… cravates de son mari pour financer sa fondation, le salaire du Chef de l’Etat réduit à 250.000 F, etc.

Il y a surtout des confidences qui sont des révélateurs de la nature profonde de Diouf. Ainsi, ce serait seulement après avoir prêté son premier serment de Président de la République, dans la voiture qui le conduisait de la Cour Suprême au Palais, qu’il aurait eu l’idée de nommer Habib Thiam comme Premier Ministre, à la surprise générale ! Ainsi, c’est en signant le décret nommant Tanor Dieng Ministre d’Etat chargé des affaires présidentielles, qu’il découvrit que celui-ci était aussi chargé de l’intérim du Premier Ministre, prérogative qui allait fâcher des membres influents de son gouvernement !

Le livre de Diouf a inspiré aussi des avocats, au profil souvent surprenant,  qui se sont acharnés à le défendre, sans même lui laisser le temps de répondre à ses détracteurs. Mais ils ne lui rendent guère service ces Zorro zélés, car le principal reproche qui a toujours été fait à l’ancien président, c’est justement de s’être toujours abrité derrière d’autres personnes, d’être un planqué derrière un paravent de serviteurs. N’était-il pas enfin temps qu’on le laissât seul, affronter à visage découvert, comme un grand, ceux qui l’ont servi et qui, à tort ou à raison, se sentent trahis par ses propos ? Cette rescousse, dont on ne sait pas si elle est spontanée ou commanditée, est d’autant plus vaine que certaines de ces bonnes âmes tentent des parallèles bien hasardeux. Comme cette assimilation, au travers de leurs mémoires, entre le parcours de Diouf, qui a eu la chance d’avoir été, sa vie politique durant, une sorte de pupille de l’Etat, et celui du Juge Ousmane Camara, qui à trente ans, lors du procès Mamadou Dia, s’était retrouvé dans la solitude d’un procureur placé entre l’enclume de l’opinion et le marteau du pouvoir. A l’occasion d’une des expériences les plus dramatiques de sa vie et presqu’au même âge, Diouf pour sa part, avait pris moins de risques en faisant pression sur Senghor pour le convaincre d’annuler la traditionnelle réception au Palais après l’attentat manqué à la Grande Mosquée de Dakar, oubliant qu’en République, comme dans le spectacle, « the show must go on ! ». 

Le plus important c’est ce qu’il n’a pas dit !

Mais l’erreur fondamentale de ceux qui substituent leurs paroles à celle de Diouf, et s’érigent en boucliers, c’est de méconnaître ce fait : ce n’est pas ce que Diouf dit qui pose problème, c’est ce qu’il ne dit pas ! Pendant quarante ans, il a été « aux abords du sommet et au sommet de l’Etat », on attendait donc qu’il nous éclaire sur les « fait les plus marquants », ceux qui n’ont pas livré leurs secrets ou dont les contours et les implications sont restés flous ou contestés, plutôt que sur les querelles de préséance. Non seulement, il ne nous livre pas toujours les éléments les plus significatifs, mais des pans entiers de notre vie politique sont « oubliés » ou bradés. Ainsi, il n’y a que quelques lignes sur le drame cornélien vécu, en 1962, par le jeune gouverneur de région qu’il était, sommé de choisir entre celui qui avait raison et celui qui avait la force, y compris celle de l’étranger, et rien sur le procès Dia. Il y une page, à peine, sur la crise universitaire de  1968 et bien moins sur le drame vécu par Ousmane  Blondin Diop et ses compagnons, ou sur la fronde de ceux qui estimaient que Senghor avait « sauté une génération » en le nommant Premier Ministre. Diouf, Président de la République, est très peu disert sur le rôle, les états d’âme de notre armée et de ses chefs dans les conflits qui ont opposé le Sénégal et ses voisins, ou dans ses crises internes, pas plus qu’il n’est explicite sur les dessous de la crise casamançaise, qui a éclaté et s’est internationalisée sous son mandat, sauf à nous révéler qu’il se proposait de porter l’abbé Diamacoune à la… présidence du Sénat ! Il ne nous dit presque rien sur la révolution que fut le multipartisme intégral, sur les tumultueuses élections de 1988 qui conduisirent Wade en prison, ou plus tard, sur la cohabitation avec le pape du Sopi, etc. Sur l’assassinat de Me Sèye, son seul mot c’est de dire que « tout le monde sait ce qui s’est passé ! ». Eh bien non, M. le Président, personne, en dehors de vous peut-être, ne sait ce qui s’est VRAIMENT passé… Pour lui, le « Congrès sans débat » n’a qu’un seul fondement : sa décision de ne plus tenir les réunions de son parti au Parlement et de ne plus s’y rendre pour ne pas perturber la circulation !


Ce livre nous laisse sur notre faim et, si Diouf veut inscrire ses pas sur ceux de celui qu’il prend pour maître, il devra alors en corriger les coquilles, remplacer quelques expressions malheureuses et apprendre les règles de la transcription du wolof ! 

POUR UNE FRANCOPHONIE DU TROISIEME TYPE…

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 29 novembre 2014

Le sommet de l’OIF à Montreux, en Suisse, en octobre 2010, s’était tenu dans l’indifférence de la majorité des Helvètes et dans un décorum bien moins chaleureux que lorsque l’institution tient ses assises en Afrique. Aucun grand média du Nord n’avait consacré une place significative à cette rencontre et, symboliquement, le président Sarkozy n’avait passé que quelques heures dans la ville suisse. Le XVe sommet se tient à Dakar et depuis des semaines, c’est l’effervescence générale, l’économie est au ralenti, l’administration est en vacances et la ville est en fête. C’est cela aussi la Francophonie : dans les pays du Nord, elle figure à la rubrique des chiens écrasés, elle est confidentielle et timorée, elle ne sort pas des salons feutrés. En Afrique, elle est populaire et engagée : on bat les tamtams, on ameute les foules, on paralyse la circulation pour accueillir ses acteurs. La Francophonie était déjà une idée africaine et ce sont les Africains qui assurent sa maintenance, son animation et sa défense, allant jusqu’à interdire toute critique contre l’institution. Abdou Diouf, qui n’est pas coutumier des esclandres, était pourtant sorti récemment de ses gonds pour  déplorer ce paradoxe. « Les intellectuels et les universitaires (du Nord) avait-t-il lancé, se moquent de la Francophonie. C’est la nouvelle trahison des clercs. Et les hommes d’affaires s’en moquent encore plus… Quand vous leur en parlez, vous les ennuyez. On a l’impression que seule la mondialisation les intéresse !  ».

Mais il n’y a pas que le décorum et les postures, car, à regarder les plats de résistance de ses sommets, on a quelquefois l’impression que la Francophonie sert des croissants à des gens qui n’ont pas souvent accès au pain.

Mettre  fin au « ronronnement »

On ne peut pas comprendre que neuf mois après la plus grande catastrophe urbaine de l’histoire (300.000 morts à Port-au-Prince !), l’OIF, qui a pour ambition de réduire les disparités entre ses membres, n’ait pas bouleversé l’ordre du jour de son sommet pour inscrire comme thème central  un sujet qui traduise sa vocation de solidarité. Le sommet de Montreux avait préféré débattre des « Défis et visions d’avenir pour la Francophonie ». C’était, évidemment, un sujet suffisamment vague et général, qui ne pouvait aboutir  qu’à des conclusions plus  ésotériques, que pratiques. Deux ans plus tard, le sommet de Kinshasa aura pour thème une dissertation philosophique : « La Francophonie : enjeux environnementaux et économiques face à la gouvernance mondiale ».

C’est bien de tout cela que parlait Calixte Béyala, candidate à la mode Coluche, lorsqu’elle raillait le « ronronnement » de l’institution et sa difficulté à passer de la simple et molle défense d’une langue à un véritable engagement politique. La Francophonie n’a pas fait pour Haïti ce que l’Union Européenne a fait pour la Grèce, elle n’a pas fait  pour le Mali ce que l’OTAN a fait pour la Bosnie… Si l’OIF est si peu visible, c’est aussi qu’elle vole souvent trop haut, qu’elle s’attaque à des bastions qui sont au-dessus de ses moyens et qui sont ceux sur lesquels butent des institutions bien mieux armées, comme l’ONU ou le G20. Ses assises sont une sorte de Davos des pauvres où les discours sont écrits par des experts qui s’essayent à mâcher la besogne au G8 ,en débattant de la réforme du FMI ou de la place de l’Afrique au sein du Conseil de Sécurité, alors qu’en termes d’influence ses 77 membres et observateurs pèsent moins lourd que les 4 pays du BRIC.

Après la Francophonie sentimentale et nostalgique, après celle qui se voulait plus politique, il est peut-être temps d’essayer une Francophonie plus généreuse, plus égalitaire plus pragmatique surtout, prête à faire face à des défis, spécifiques ceux-là, les seuls qui peuvent justifier son existence. C’est en préférant l’impertinence au politiquement correct, en bousculant certains stéréotypes, dont elle a du mal à se défaire après 40 ans d’existence, qu’elle peut offrir une plus-value, par rapport aux autres organisations. L’un de ses enjeux, c’est de prouver qu’on peut instaurer l’égalité entre des nations d’inégales fortunes, d’être, enfin, une institution paritaire au sein de laquelle aucun pays n’impose sa loi aux autres. Ce qui est encore loin d’être acquis : il ne viendrait jamais à l’idée du Premier Ministre britannique de promettre le poste de Secrétaire Général du Commonwealth à Museveni, par exemple, comme Hollande l’a fait, pour l’OIF, à Compaoré, sans que cela choque Abdou Diouf. Mais l’égalité, c’est aussi prêter la même vigilance aux dérives des deux rives, aussi bien à l’endroit des violations des droits de l’homme en Afrique qu’à l’encontre des outrances droitières ou ségrégationnistes qui s’opèrent quelquefois au Nord, lorsqu’on y stigmatise les étrangers en interdisant l’accès à son territoire des ressortissants des pays atteints par le virus Ebola, ou tente d’assimiler délinquance et immigration. L’égalité, c’est enfin cultiver la connaissance réciproque. Hier notre histoire était absente des manuels de l’Occident, aujourd’hui notre actualité est absente de ses médias. Ainsi, si TV5 Monde, «la chaine francophone internationale», propose chaque jour à ses téléspectateurs les journaux télévisés complets de la France ou des modestes communautés francophones de Suisse et de Belgique, elle n’offre aucune fenêtre sur les réalités africaines en ne diffusant aucun journal télévisé d’un membre africain de la Francophonie. Sans doute parce qu’aucune des télévisions du Sud, ni leurs best off, ne sont jugés dignes d’intérêt pour être proposés aux exigeants téléspectateurs occidentaux. En somme, on nous offre de regarder vivre les pays du Nord, mais eux n’ont aucune occasion de nous juger sur nos propres pièces.

Le « noyau dur » de la Francophonie

Un autre défi autrement plus important, est notre rapport avec la langue française. La France demeure encore le propriétaire jaloux de son état civil, mais elle pourrait cesser d’en être l’actionnaire principal dans quelques décennies, car le français reculant partout, sauf sur le continent noir, 80% des quelques 750 millions de francophones que pourrait compter le monde en 2050, pourraient être Africains. Si la langue française survit, il n’est pas exclu que se développe en dehors de sa terre d’origine, voire contre elle, un « français africain « qui se passera de son Académie, tout comme l’américain et le brésilien se sont émancipés de leurs langues mères. Mais pour qu’elle se développe et que son prestige reste intact, il faut que la scolarisation se généralise et se consolide en Afrique, c’est-à-dire dans les pays où le français est langue d’enseignement et qui ne représentent plus que le tiers des membres de l’OIF. Le recensement de locuteurs francophones est encore une fiction et les étrangers qui se promènent dans les rues de Dakar réaliseront vite que la plus ancienne colonie française d’Afrique est loin d’être francophone. Le français n’est pas seulement une langue étrangère, c’est aussi une langue imposée et, pour certains, l’ignorer c’est en quelque sorte se libérer. Contrairement à ce que l’on croit, son statut est loin d’être irréversible et la menace ne vient pas seulement des langues africaines, mais aussi d’autres langues étrangères comme l’anglais, comme le montre l’exemple du Rwanda qui en quelques années est passé de l’anglophilie à l’anglophonie.

Si la Francophonie garde son nom  et ses références, un de ses combats doit être celui de l’éducation en farçais. Elle n’y perdrait rien, car en matière de profit, l’investissement en éducation est l’un des plus rentables. Evidemment ce combat est difficile au sein d’une institution devenue hétérogène, qui semble quelquefois lâcher le poisson qu’elle serre entre ses mains au profit de celui qu’elle ne retient que par ses pieds. L’avenir du français se jouera néanmoins dans ce tiers de membres où l’apprentissage de la langue est en déconfiture et les universités en ruines. Certes l’éducation, en élevant le niveau des Africains ferait d’eux des partenaires plus exigeants, mais pour que les Africains s’engagent dans « sa défense et son illustration », il faut que le français reste attractif, utile et rentable, que les universités francophones du Nord s’ouvrent aux étudiants et aux chercheurs.


Faute de cela, les hommes et les femmes qui demain seront aux commandes de notre économie et de notre politique pourraient être majoritairement des produits des universités et du monde des affaires de pays dont les langues et la culture nous étaient étrangères. La vérité, c’est qu’aujourd’hui, la raison nous pousse déjà vers ces pays  qui sont aussi ceux avec lesquels nous n’avons pas de contentieux historiques. Demain, c’est notre cœur qui jouera contre la Francophonie.