Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 24 novembre 2011

LES "MINORITES" ETHNIQUES SONT-ELLES ENCORE SOLUBLES DANS LE SENEGAL ?

Ce texte a été publié le 14 novembre dans les quotidiens "Sud" et "l'As".

Comment expliquer le caractère itératif des accusations « d’ethnicisme » portées contre des hommes politiques comme Djibo Ka, hier, ou Macky Sall aujourd’hui, qui ne sont pas de la même génération, qui ont des parcours politiques opposés, qui ont des attaches familiales dans deux provinces très différentes, qui, quoiqu’en pensent certains Sénégalais, ont des cultures différentes et ne parlent pas tout à fait le même pulaar ? Comment surtout comprendre que leur mise à l’index ne soit fondée que sur le fait qu’ils ont trouvé des points de convergence politique avec des personnes parlant le pulaar, ou qu’ils se sont exprimés un jour, publiquement, dans leur langue maternelle, ou que leurs équipes comptent un ou plusieurs pulaarophones, même à des postes subalternes, ou parce que des Sénégalais avec lesquels ils peuvent communiquer sans interprète les applaudissent ? Pourquoi sont-ils obligés de se justifier, ou de trouver des raisons à cette accointance, au point d’être presque gênés de se choisir un proche collaborateur ou d’être obligés d’en sacrifier un, au seul motif qu’ils appartiennent à leur aire linguistique ? Curieusement, ces suspicions sont portées plus souvent contre les pulaarophones que contre toute autre ethnie, la seule exception notable étant celle qui fut lancée contre Robert Sagna, accusé de promouvoir un « vote ethnique diola » lors de la campagne électorale de 2007. Comme si les non-wolofs n’avaient pas de convictions : ils n’ont que des sentiments, pour ne pas dire que des émotions ! Un seul a bénéficié de l’indulgence de l’opinion, c’est-à dire surtout la presse, Landing Savané qui, nous rapporte celle-ci, se serait permis d’aller à Mbour « rencontrer la communauté mandingue », sans provoquer une crise d’urticaire chez les sentinelles de la lutte contre « l’ethnicisme ».
Quant aux ministres wolofs, ou qui se revendiquent tels, ils peuvent s’entourer d’une équipe appartenant uniquement à leur ethnie, y compris des membres de leur propre famille, sans que personne ne s’en aperçoive, et nul ne penserait à les accuser d’être « régionalistes », ce qui est chez nous la forme politiquement correcte de l’ethnicisme. D’ailleurs, les ministres wolofs, ou wolofisés, ont cette particularité : ils ne parlent que leur langue, ils la parlent à toutes les occasions et à tous les endroits, et tous s’imaginent bien entendu qu’elle est comprise de tous, et partout, à Fongolimbi, à Diawara ou à Sassel Talbé. Même la sémantique s’en mêle, puisque les langues autres que le wolof sont appelées « lakks », et que celui qui n’a pas l’air sénégalais (ou wolof ?) est traité de « gnak » ! Personne ne s’offusque évidemment, que dans notre pays le Président de la République, les présidents, pourtant nommés et non élus, du Sénat, de l’Assemblée Nationale, du Conseil économique et social, de la Médiature, du Conseil d’Etat, et j’en passe, ou le Chef d’Etat Major des Armées, soient tous wolofs ! Qu’on ne me dise surtout pas que ce n’est que naturel puisque cette communauté est majoritaire au Sénégal : s’il en était partout ainsi, ni J.F. Kennedy, catholique dans un pays majoritairement protestant, ni Obama, noir dans un pays à 90% blanc, n’auraient jamais été élus présidents des Etats-Unis. Nous mêmes avons, dans ce domaine, effectué un singulier pas en arrière : pendant les vingt premières années de notre indépendance, notre principal titre de gloire avait été d’être un pays musulman à plus de 90% et d’avoir un catholique pour chef d’Etat !
C’est en vertu de ces privilèges que feu Sérigne Mamoune Niasse, chef de parti, a pu quitter la majorité parlementaire pour rallier Idrissa Seck, sans que personne ne puisse en redire, alors que si d’aventure, Cheikh Tidiane Gadio ou Samba Diouldé Thiam, autres anciens affidé ou allié de Wade et chefs de partis au même titre, décidaient, l’un ou l’autre, de rejoindre Macky Sall, toute la presse, tous leurs contempteurs politiques et surtout le PDS, pousseraient des cris d’orfraie. Pour une raison toute simple, aussi bête qu’illogique : même si Gadio et surtout Thiam sont, par leurs attaches, ancrés dans le Fouta profond, même si Macky Sall a sa base politique au cœur du Sine, qu’il parle sérère et qu’il est même le seul homme politique sénégalais de cette envergure qui soit trilingue, tous ont un péché congénital : ils sont nés hal-pulaar ou plus exactement, ils sont « toucouleurs », de ce mot qu’ignorent et exècrent tous les Foutankés parce que c’est un néologisme d’origine étrangère et qu’il est, dans le fond comme dans la forme, impropre et réducteur.
Comme dirait Brice Hortefeux, un hal pulaar, ça va, c’est quand il y en a plusieurs que cela pose problème !
La stigmatisation de toute convergence, de tout rapprochement entre ceux qui expriment une appartenance ethnique autre que celle de la majorité, cet ethnocentrisme inavoué, participent à cette croyance, de plus en plus répandue, selon laquelle les minorités sont organisées comme des loges, des lobbies, toujours prêts à comploter. En ne défendant, pense-t-on, que des intérêts particuliers, familiaux ou régionaux, ils sapent, évidemment, la cohésion nationale. C’est ce que laisse entendre un homme connu pour sa tortuosité politique et qui est le symbole même des courtisans de luxe, espèce hélas prolifique dans le milieu maraboutique, qui clame sans se faire étriper et sans que cela soit relevé par les défenseurs de la paix sociale, que les échecs de Karim Wade s’expliqueraient par le fait qu’il est l’otage de la « maffia pulaar », comme l’avait été, selon lui, Philippe Senghor, trente ans plus tôt. Le mot important dans cette expression ce n’est évidemment pas maffia mais pulaar, mais notre politologue ne prend pas la peine de nous expliquer le sens de ce parallèle, puisque Philippe Senghor n’avait jamais exercé de fonctions gouvernementale ou politique et que Senghor avait quitté le pouvoir de lui-même et dans l’honneur. Si la maffia pulaar est à l’origine de ces comportements, c’est qu’elle n’est donc pas si mauvaise que ça !
Dans un autre domaine, mais au nom de la même inculture, on observe que, cinquante ans après notre émancipation politique, certains journaux s’autorisent des titres du genre : « Bagarres dans le département de Kaffrine entre paysans et Peuls ». Le journal ne dit pas à quelle ethnie appartiennent ces « paysans », ce qui signifie, à priori, qu’ils ne sont pas
peuls. Il ne précise pas, non plus, que les « Peuls » dont il s’agit sont tout bonnement des éleveurs et fait donc fi de cette réalité qui veut que les bagarres entre éleveurs et paysans remontent à la nuit des temps et que, des Hyksos aux Mongols, l’histoire fourmille de querelles entre ceux qui sont attachés à la terre et ceux qui courent derrière le bétail. Pourquoi, dès lors, ne pas parler, simplement de « bagarres entre éleveurs et paysans », comme on aurait écrit « bagarres entre pêcheurs et chalutiers », même si les premiers ne sont autres que des lébous ?
Ces péripéties politiciennes, ces écarts de langage, auraient moins retenu mon attention si, depuis quelques années, on ne voyait pas se développer, encouragé par le style quasi-clanique du Chef de l’Etat, un comportement visant à condamner l’expression de toute exception culturelle pour ne tolérer que la culture dominante. Le président Wade parle et agit comme si nous n’avions plus qu’une langue « nationale » et comme si le français avait cessé d’être notre langue officielle et, comme dans tous les régimes autocratiques, ses serviteurs font du zèle, au point que dans notre système scolaire, on enseigne le français au moyen du wolof. Les deux langues y perdent en qualité et en précision et notre école publique va en lambeaux… Mais, désormais, il ne s’agit plus d’ignorance, il s’agit bien d’intolérance et celle-ci est un poison insidieux générateur de guerres civiles.
Mon propos n’est pas de sonner la charge contre une composante de notre nation, mais de dénoncer ceux qui instrumentalisent nos différences et je sais que ceux-là l’interpréteront comme la manifestation même de « l’ethnicisme » rampant qu’ils dénoncent. Au Sénégal, nous avons tendance à nous proclamer différents, voire supérieurs à nos voisins, à cacher nos dissensions ethniques et religieuses, notamment, sous un monceau de « maslaa », qui n’est souvent qu’un tas d’hypocrisies. A la veille des élections présidentielles, qui sont toujours un moment d’exaspération des dérives verbales, il me semble au contraire nécessaire de dépolluer le langage politique et de faire porter le débat sur l’essentiel et non sur ce qui peut nous diviser. Il y a en effet un espace entre les minorités ostentatoires ou irrédentistes et les minorités honteuses et la pluralité peut être une source d’enrichissement. Ceux qui se vantent d’être des exégètes de l’Islam devraient se rappeler ces paroles de Dieu dans son Livre Saint : « Je vous ai créés différents pour que vous vous connaissiez ». Encore une fois, le fait que le wolof soit la langue la plus parlée au Sénégal, la plus dynamique, ne peut justifier cet ostracisme ni ce monopolisme qui sont un déni de notre diversité et qui, quelquefois, s’apparentent à un mépris culturel, quand on voit comment certains s’esclaffent devant l’accent d’un Amath Dansokho ou excluent des débats ceux qui maitrisent mal la langue de Kocc Barma. C’est oublier, décidément, que la crise casamançaise dont nous payons, tous, le prix depuis plus de trente ans, est née de l’arrogance d’hôtes, qui se croyaient tout permis, ignoraient les us et coutumes de la région qui les accueille, s’érigeaient en gothas, se comportaient comme des commandants de cercle de l’époque coloniale dans un pays qui s’était illustré comme un foyer de résistance populaire. C’est, enfin, ignorer le cheminement qui a conduit de la colonie à l’Etat du Sénégal et mal appréhender les raisons profondes qui ont fait que notre pays a jusqu’ici échappé aux querelles tribales et aux guerres ethniques qui ont ensanglanté beaucoup de pays africains. Notre chance c’est qu’il y a eu une ville, Saint-Louis, qui a servi de laboratoire à la formation, non pas (encore) d’une nation, mais d’un esprit sénégalais fait d’indulgence et de tolérance. A Saint-Louis, dès le dix huitième siècle, le relevé de la population, le premier recensement de notre histoire, nous signalait la présence dans l’île, de patronymes aussi illustratifs du Sénégal moderne que Diop (on écrivait alors Guiop), Fall, mais aussi Diouf, Gomis, Kane-Diallo etc. A Saint-Louis, entre la première campagne électorale de notre histoire (1848) et celle qui a élu, pour la première fois, un noir député du Sénégal(1914), les personnalités les plus influentes, au plan politique et administratif, avaient leurs racines dans toutes les provinces qui constitueront le territoire du Sénégal et même au-delà de ses limites. Elles avaient des attaches wolof, bien sûr, mais également mandé, pulaar, sérère, bambara… Elles s’appelaient Papa Mar Diop, Capitaine Mamadou Racine Sy, Galandou Diouf, Amadou Ndiaye Duguay Clédor (qui avait pris un pseudonyme), Birahim Camara… Il y avait parmi elles des métis, locaux (Louis Guillabert) ou issus des Iles (Rémy Nantousha), des illettrés (Thiécouta Diop) ou des diplômés de l’école française (Lamine Guèye), des chrétiens (Pierre Chimère) et des musulmans (Amadou Ndiaye Ann)… C’est ce formidable mélange de cultures et d’héritages qui a fait les Saint-Louisiens, et plus tard les Sénégalais, et c’est grâce à la cohésion de ses fils que la première capitale du Sénégal a imposé à ses occupants et maintenu vivants la langue wolof et l’Islam : il n’y a jamais eu de pidgin ou de langue créole et malgré Faidherbe, les écoles coraniques n’ont jamais fermé leurs portes.
Cet héritage-là est aujourd’hui menacé. Le danger vient de ceux qui font semblant d’ignorer qu’une nation est un ensemble d’hommes et de femmes qui ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils prétendent, eux, que même si c’est le cas, certains sont plus égaux que d’autres. L’un d’eux estime que c’est le tour de son clan d’occuper les plus hautes fonctions de l’Etat, comme si la présidence de la République était une fonction tournante. Un autre, prétend que le pouvoir suprême doit désormais appartenir à un homme de sa confrérie, et certainement de son ethnie : c’est le syndrome tutsi. Un troisième affirme qu’au fond, les élections démocratiques n’ont plus de raison d’être et qu’il faut désormais s’en remettre à un guide religieux, le sien, pour désigner le titulaire du poste de chef d’Etat : c’est l’avènement de l’ayatollisation ! Ces trois éminents théoriciens ont ceci en commun : ils revendiquent tous le titre de chefs religieux et pour eux, les tribus de la périphérie n’ont plus droit au pouvoir et n’ont plus qu’un recours : se renier. Leur théorie est vulgarisée par les griots officiels, ceux qui ont le monopole des micros pendant les commémorations de notre indépendance et pour lesquels la résistance coloniale au Sénégal a commencé avec Lat-Dior et se résume à lui, le renouveau islamique se réduit à deux icônes, et il n’y a point de salut hors des deux confréries qu’elles ont fondées. Pour tous, évidemment, on ne peut pas s’appeler Sow et être ministre des Pêches, se nommer Savané ou Diaz et oser prétendre aux fonctions de Président de la République ou même de maire de Dakar…
Au fond, c’est notre école qui n’a pas fait son travail, celui de nous enseigner à mieux nous intéresser les uns aux autres et, tout particulièrement, à faire connaitre aux Sénégalais de l’ouest, ceux de ce qu’on appelait le « triangle arachidier », qu’on croyait être le seul « pays utile », ceux qui longtemps avaient le monopole des grandes écoles, des hôpitaux et des bonnes routes, d’appréhender le reste du pays. Il y a encore parmi eux des hommes et des femmes, cultivés, mais qui ne savent pas que Podor a fait partie du « Sénégal » avant Dakar, Thiès ou Kaolack, qui pensent qu’il n’y a qu’un roi diola et qu’il réside à Oussouye, que diola et mandingue, c’est la Casamance, c’est donc du pareil au même, que soninké (eux disent Sarakolé) et bambara, c’est un peu la même chose, que les Laobés sont une ethnie, et que les peuls et les toucouleurs sont deux communautés différentes... Bien entendu, ils ignorent qu’il y a des populations autochtones de langue pulaar dans presque toutes les régions du Sénégal, qu’on peut être foutanké de souche et s’appeler Tine, qu’en fait, le Fouta c’est un territoire de 400 km de long et que sur ce long parcours, il y a des provinces qui, quelquefois, se sont fait la guerre, avec des parlers, des histoires qui sont loin d’être uniformes… On ne peut pas accuser le colonisateur d’être responsable de ces méprises.
L’histoire du « Sénégal », quoiqu’en disent certains, n’a que cinquante ans, celle des peuples qui le composent est vieille, elle, de plusieurs siècles, et le reconnaitre c’est accepter que chacun soit fier de ses racines et les cultive, sans dénigrer ni mépriser celles des autres. Si vous
voulez être universel, parlez de votre village, conseillait Tolstoï à un jeune écrivain, aujourd’hui on peut dire aux jeunes sénégalais : si vous êtes attachés à votre nation, ne sacrifiez pas vos racines.
Les femmes auront définitivement gagné l’égalité le jour où une femme incompétente sera nommée à un poste majeur, avait dit, en substance, Françoise Giroud. Nous ne serons vraiment une nation que le jour où un dirigeant, un homme politique, issus des minorités, pourront se choisir des alliés, des collaborateurs sans courir le risque que ceux-ci soient jugés, non par leur compétence, mais par leur origine ethnique.

mardi 8 novembre 2011

KADHAFI : ENTRE PAILLASSON ET EDREDON !


Il a traficoté avec des sociétés pétrolièreset, avec la participation active de son principal collaborateur, il leur a faitattribuer des marchés sans appels d’offres. Il a créé un centre de détention qui ressemble fort à un camp de concentration dans lequel il a rassemblé des centaines de prisonniers, dont des adolescents, certains capturés dans la rue, qui sont restés incarcérés en dehors de tout cadre juridique. Il a avoué avoir personnellement donné son aval à son armée pour qu’elle recourt à la torture, et notamment à la cruelle simulation de noyade, et sous-traité ces pratiques un peu partout dans le monde. Cette expertise a été particulièrement exacerbée dans une prison où des détenus de guerre, obligés souvent de poser nus, ont été attachés à des câbles électriques par ses soldats, menacés par des chiens de garde et même désacralisés après leur mort. Contre l’avis de la communauté internationale, représentée par l’ONU, il a déclenché une guerre, sur « des prétextes bureaucratiques » qui se sont révélés être de purs mensonges. Ce conflit a tué prés de 5 000 de ses concitoyens et blessé 36 000 d’entre eux, fait plus de 100 000 victimes et 250 000 blessés au sein de la population civile du pays attaqué, provoqué l’exode de 2 millions de personnes et couté 800 milliards de dollars. Enfin, cet homme a protégé des amis suspectés de crimes ou de complicité de crime, facilité leur fuite, au mépris des intérêts de son propre pays…
Non, il ne s’agit pas de Mouammar Kadhafi. Il s’agit bien de Georges W. Bush, président des Etats-Unis d’Amérique de 2001 à 2008. Il a reconnu la plupart de ces forfaits dans son livre mémoire « Instants Décisifs » et admis avoir commis de « grosses erreurs », et pourtant, même après la fin de son mandat, il reste toujours libre de ses mouvements et s’enrichit encore en publiant ses mémoires et en donnant des conférences à travers le monde. La Cour Pénale Internationale n’a rien entrepris pour s’emparer de sa personne et le traduire devant la justice. Il est protégé par le fait que son pays a signé la Convention de Rome, mais ne l’a pas ratifiée, et qu’il a contracté des accords bilatéraux d’immunité (ABI) qui obligent les autres pays à rapatrier ses citoyens, civils ou militaires, susceptibles d’être traduits devant ce tribunal universel.
Voila le premier scandale de « l’Affaire Kadhafi » : les crimes de chef d’Etat sont poursuivis, non en fonction de leur gravité, mais en fonction de la qualité de l’accusé et de la puissance de son pays d’origine.
Mais il y a un deuxième scandale tout aussi insupportable. Kadhafi n’était certes pas un ange, mais cela ne date pas du printemps arabe. Mégalomane, autocrate, excessif en tout, il l’a toujours été et pourtant la « communauté internationale » s’en était accommodé pendant des décennies, et l’avait même souvent courtisé. Rama Yade l’avait accusé de ravaler la France au rang d’un « paillasson », par sa seule présence sur le territoire français, mais ce qu’elle ne dit pas c’est que l’ancien Guide libyen avait été longtemps pour les dirigeants français, un moelleux édredon, un providentiel duvet, à la fois fournisseur de pétrole et consommateur d’armements, qui permettait à leur économie de survivre face aux rigueurs de la concurrence internationale. La France avait été l’un des premiers pays à lui fournir des armes, quelques mois après sa prise du pouvoir, en lui vendant des Mirage Dassault qui serviront contre les troupes tchadiennes soutenues par …les forces françaises. Après les années de décence consécutives à l’attentat contre le DC 10 d’UTA, les ventes d’armements français avaient repris de plus belle et à partir de 2004, les plus hautes autorités françaises se transformeront en VRP en se succédant à Tripoli : Chirac, Sarkozy, Michèle Alliot-Marie et d’autres sommités du monde occidental. Certains pays, comme les Etats-Unis ou la Grande Bretagne, pousseront la complicité jusqu’à établir une collaboration active entre leurs services de renseignements et ceux de la Libye. Quant à la France, elle profitera de la libération des infirmières bulgares pour signer avec Kadhafi des contrats de fournitures d’armements et de matériels technologiques dont beaucoup vont servir à réprimer la population civile, puisque le seul ennemi du Guide libyen était l’ennemi intérieur. Ces marchés étaient d’autant plus intéressants qu’ils étaient à la fois juteux (jusqu’à 60% de marge bénéficiaire !) et retors, en raison de l’inexpérience du client. Ainsi, Paris tentera de refiler à Tripoli des avions « light », plutôt que de « vrais » Rafale jugés trop sophistiqués pour les pilotes libyens. Au moment où Kadhafi plantait sa tente à l’Elysée, la France jurait par ses grands dieux qu’il s’était assagi, pratiquement blanchi, les Mirage qu’elle lui avait vendus s’étaient délabrés faute de maintenance et elle s’apprêtait à signer avec lui un contrat de 2 milliards d’euros…
Qu’on cesse donc d’invoquer des raisons humanitaires pour justifier la descente de l’OTAN sur la Libye, alors que le contexte de crise mondiale exige la restriction des dépenses de guerre dans les pays du Nord. Pourquoi ne pas avoir entrepris cette croisade il y dix ou quinze ans, au paroxysme de la folie de Kadhafi ? Pourquoi ne pas le faire aujourd’hui contre la Syrie, le Yémen, Bahreïn, voire contre la Birmanie. Il est assez paradoxal que l’Occident aille au secours de révolutionnaires armés et ignore le cri de détresse de ceux qui manifestent à bras nus. L’émir de Bahreïn a réprimé férocement des populations civiles désarmées, avec le concours des forces saoudiennes. Le président Assad ne s’est pas contenté lui de menacer de mort ses concitoyens, il est passé à l’acte et sacrifié la vie de centaines de Syriens. Face à ces drames, le Conseil de Sécurité en est resté aux
incantations et a cédé à la menace des parrains de ces Etats, l’Arabie Saoudite et la Russie.
Mais il y a encore un autre scandale : c’est le ssilence, la passiveté voire la lâcheté des collègues africains de Kadhafi. Beaucoup avaient bénéficié de ses largesses, il avait payé leurs arriérés de cotisations pour leur permettre de retrouver le droit de vote à l’Union Africaine, il leur avait construit des routes et des édifices. La plupart l’avaient accueilli en se pliant à ses frasques. Il avait préféré l’Afrique à la Ligue Arabe et tous avaient reconnu son engagement pour l’unité du continent, même si la conception qu’il en avait était particulière. Ils ne l’aimaient pas, ils le méprisaient quelquefois, mais ils le ménageaient et ont attendu qu’il soit ébranlé pour lui tenir le langage de la vérité, « les yeux dans les yeux ». On ne leur demandait pourtant pas de le secourir ou de perpétuer son règne : on leur demandait seulement de ne pas livrer son pays, pieds et poings liés, au zèle et à l’appétit de puissances extérieures. On ne leur demandait pas de le sauver, mais de protéger la Libye, de trouver enfin le moyen d’imposer une « doctrine Monroe » africaine, de dire aux étrangers : « Otez vos mains de nos affaires ! » selon le mot de Tiken Jah Facoly. Ils ont, au contraire, laissé voter la résolution 1973 et, à une exception près, ils ont accepté qu’elle soit trahie, violée, instrumentalisée. L’ONU avait voté la protection des civils, l’OTAN n’avait en tête que de tuer Kadhafi, quitte à détruire toutes les infrastructures qu’il avait créées, et peut-être même tant mieux puisqu’il faudra les reconstruire ! La réalité, c’est que les forces qui ont vaincu Kadhafi ont usé des mêmes artifices, servi les mêmes mensonges, abouti presqu’aux mêmes résultats en Libye aujourd’hui qu’en Irak autrefois.
Le mensonge ? Quelques jours après le déclenchement des émeutes, la presse occidentale comptabilisait 6 000 morts, dont la moitié à Tripoli, ce qui serait un exploit puisque l’armée israélienne, mieux outillée et sans état d’âme, n’avait fait « que » 1500 tués dans le petit chaudron de Gaza. Tripoli a été libéré sans qu’on nous montre les traces de ce massacre…
La fin de la violence ? On voulait éviter des morts mais, à la mi-septembre, le président du CNT, évaluait à 25 000 le nombre de tués, uniquement dans son camp puisqu’il parlait de « martyrs ». Les massacres commis à Syrte et dans d’autres villes libérées, à l’encontre de pro (ou supposés tels) Kadhafistes par les centaines de katibas qui échappent au contrôle du CNT, laissent indifférents les « humanistes »occidentaux.
La justice ? Kadhafi n’est pas mort au combat : il a été torturé, exécuté sommairement peut-être, et même sa dépouille a fait l’objet d’une cérémonie macabre et irrespectueuse de la personne humaine. On n’a pas beaucoup entendu la voix de la « patrie des droits de l’homme » et l’Afrique, première concernée, n’a pas été la première à exprimer son indignation et sa désapprobation.
La révolution ? Kadhafi n’a pas été remplacé par des démocrates de la première heure, mais par ses anciens serviteurs, puisque le président du CNT a été pendant des années son ministre de la justice et est impliqué dans la condamnation des infirmières bulgares…
En fin de compte, « l’opération Libye » risque bien de se révéler improductive. Par la violence de son intervention, par ses manquements au mandat qui lui avait été assigné, l’OTAN a transformé une libération populaire en opération de pacification coloniale. Par ses maladresses, le CNT a érigé un tyran en martyr et rien ne permet de dire qu’il restera uni ou qu’il respectera ses engagements. Mais pour l’OTAN et, surtout, pour l’Angleterre et la France, elle aura été un défi, un investissement et un laboratoire. Lorsqu’une dispute éclate dans l’une des cases de votre concession, il est inadmissible qu’un étranger, qui jusque là vous tenait à distance, force votre porte, administre une correction à l’une des parties et vous présente la note. En s’attribuant ce rôle de justicier, les deux pays cités ont donné la preuve que l’Afrique n’était ni forte ni unie, et qu’ils pouvaient s’y permettre ce qu’ils n’accepteraient pas chez eux. Ils espèrent en revanche un retour d’expérience, qui démontrera la qualité de leur matériel de guerre et la preuve que leurs armées peuvent exister sans une forte implication du parrain américain. Enfin, le débarquement précipité de 80 chefs d’entreprises françaises, alléchés par les chantiers de la reconstruction, dans une Libye où l’on meurt et souffre encore, n’a pas seulement choqué les membres du CNT, c’est surtout le meilleur révélateur des arrière-pensées de l’Occident. Quant à l’OTAN, la guerre de Libye, est pour elle une première : après ses balbutiements en Irak et ses déboires en Afghanistan, elle tient enfin sa première victoire militaire contre un pays du Sud.
Pour une fois, je citerai Abdoulaye Wade : c’est au moment du partage que les voleurs se déchirent, et en Libye, la querelle sera double. La première sera interne, il s’agira de savoir qui imposera son pouvoir entre les Kadhafistes repentis, qui ont beaucoup à se faire pardonner, les opposants de toujours qui ont une dent contre l’Occident, les laïcs et les partisans d’une reconnaissance de l’héritage islamique. La deuxième querelle sera tout aussi épique et consistera à définir la clé de répartition des profits de la guerre : se fera-t-elle en référence au passé ou au prorata de l’aide fournie aux rebelles ? C’est au fond la plus décisive, et c’est le vainqueur de cette bataille qui imposera sa loi aux nouvelles autorités libyennes : ou elles seront Karzai et elles survivront, ou elles resteront Kadhafi et elles périront.