Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 24 mars 2011

CONNECTIVITÉ

Depuis quelques mois, le gouvernement du Sénégal compte un nouveau département ministériel né de l’imagination fertile du président Wade : le ministère de la Connectivité. Son titulaire s’est même vu affubler du titre de ministre d’Etat, mais cela ne signifie guère grand-chose tant cet attribut, autrefois sélectif, foisonne depuis des années dans les gouvernements successifs de l’Alternance. Il s’est donc démonétisé du fait de la facilité avec laquelle il est accordé, au point qu’être ministre « ordinaire » est devenu l’exception ! Quant au contenu même du portefeuille, ni le Premier Ministre, ni le titulaire n’ont eu la courtoisie de nous éclairer, comme si les citoyens de ce pays n’avaient pas le droit de connaitre les termes de référence de la mission confiée à un homme qui émarge (grassement) sur le budget public. Résultat : les personnes qui au Sénégal savent ce que recouvre ce nouveau et énigmatique ministère, y compris probablement au sein du conseil des ministres, se comptent sur les doigts de la main. Mais cela ne nous change pas tellement, car dans le passé, nous avions connu d’autres ministères au contenu aussi approximatif qui ont disparu sans laisser ni traces ni héritage. Qu’il me suffise de rappeler les ministères de la Pédagogie, de la Bonne Gouvernance ou de la Compétitivité qui ont du user des méninges et surtout consommer des crédits en pure perte…

Alors c’est quoi même la « Connectivité » ? A défaut d’explications fournies par l’inventeur, tournons–nous tout naturellement vers le dictionnaire de la langue française. Pour constater que le mot est inconnu des outils classiques, ce qui n’est guère surprenant car on ne voit pas notre président « très spécial », selon le mot de l’ancien directeur de la Banque Mondiale, se contenter de puiser son inspiration dans un banal Petit Larousse. Il nous faut donc remonter à l’étymologie, entrer dans le langage ésotérique de la technologie et faire appel à l’électronique. Ils nous apprennent que la connectivité est « la capacité d’un système à se connecter à d’autres systèmes », par proximité par le réseau ou par contact direct... S’il en est ainsi, si la Connectivité est le fait d’établir une connexion, de mettre en contact des objets ou des êtres qui ne communiquent pas ou que les aléas de la vie ont séparés, alors la mission principale de M. Alassane Dialy Ndiaye devrait être, de toute urgence, de sacrifier ses objectifs technologiques pour établir la connectivité de deux systèmes qui s’écartent dangereusement l’un de l’autre : le président de la République et les réalités sénégalaises. De ramener Wade sur terre, tant il multiplie les déclarations qui donnent à penser qu’il est, pour le moins, disjoncté de la réalité, mal informé, ou qu’il est insensible à la « désespérance du peuple », pour reprendre le mot de Sarkozy après la révolution de jasmin. Wade n’a plus l’âge de conduire ces happenings électoraux baptisés « marches bleues » qui le promenaient à travers le Sénégal profond et lui permettaient de sentir battre le cœur de ses concitoyens. Il les a remplacés par des visites protocolaires chez les chefs religieux ou plus souvent par des descentes dans les obsèques transformées en campagnes de recrutement et de démonstrations affectives. Malheureusement, pour ces dernières au moins, il prêche devant des auditoires plus sensibles à l’argent ou aux postes qu’à la vérité. Pour le reste, il préfère les virées hors du pays aux visites de proximité qui avaient fait sa réputation. Il est devenu inaccessible, sauf à sa cour, au point que pour la première fois au Sénégal, des citoyens s’immolent aux portes du Président de la République, faute d’avoir obtenu le sésame qui permet d’accéder à son bureau. Mais surtout, Wade n’est plus entouré que d’hommes et de femmes qui opinent à ses moindres signes et savent que leur survie dépend de sa bonne humeur. Les foules se déplacent toujours à chacune de ses sorties, mais, le sait-il, ce ne sont plus les foules généreuses et spontanées qui l’avaient porté au pouvoir et refusé l’argent de Diouf, elles sont désormais payées, et de plus en plus cher, et rien ne prouve que dans le secret de l’isoloir, elles ne feront pas parler leur cœur.

Le drame des hommes de pouvoir, c’est en effet leur solitude qui les déconnecte de la réalité, et plus leur pouvoir est absolu, plus grande est leur solitude. Wade n’est pas seulement un autocrate, la « seule constante du pays » disent ses adorateurs, c’est aussi un vieil homme, entouré d’hommes et de femmes dont aucun n’est de sa génération, et c’est cela qui rend tragique sa solitude. Ce n’est pas une solitude « physique » : jamais il n’a été aussi entouré, au risque d’être étouffé, et souvent par des hommes qui n’avaient guère contribué à son avènement à la présidence. Sa solitude, c’est celle d’un homme auquel chacun veut plaire tout en sachant qu’il n’a plus sa vigilance d’antan, et dont chaque collaborateur s’oblige à taire toutes les informations susceptibles de le déranger.

C’est un phénomène aussi vieux que le monde que ceux qui gouvernent ne voient jamais les clignotants qui annoncent la désaffection du peuple qui les acclamait. On peut en donner de multiples et édifiants exemples. Le 14 juillet 1789, le petit peuple de Paris, un petit millier de menuisiers, de teinturiers, de cordonniers, de marchands de vin… entraînant avec eux quelques soldats rebelles, tous subalternes, marchent sur la Bastille. Entreprise insensée : la forteresse-prison faisait peur par son arsenal militaire impressionnant qui lui avait permis de repousser, depuis près de quatre siècles des assauts bien plus violents. Cette foule bon enfant n’était pourtant qu’à la recherche de poudre, mais Il suffira de quelques maladresses des autorités chargées de la défense de la forteresse pour que l’émeute tourne à la révolte : la prise de la Bastille est en réalité une reddition. A Versailles, le roi Louis XVI, qui s’était couché en inscrivant un laconique « Rien » sur son journal, ne réalise ni n’a été instruit de la nouveauté de l’évènement, ni même qu’à cet instant la seule requête du peuple consistait à lui demander de renouer les contacts avec ses sujets. Pourtant un observateur indépendant, l’ambassadeur de Grande Bretagne câblait deux jours plus tard à son gouvernement que désormais, on pouvait « regarder la France comme un pays libre et le Roi comme un monarque dont le pouvoir est limité. » Seul Louis XVI n’avait pas compris qu’on était passé de la révolte à la Révolution !

Plus proche de nous, dans le temps et dans l’espace, est cette image de Mobutu, pitoyable, déjà ravagé par la maladie et soutenu par Mandela et qui pourtant menace de ses foudres Laurent Kabila. Son pays est occupé, son armée est en déroute, son peuple et ses anciens protecteurs sont prêts à le lâcher et il exigeait des excuses de celui qui avait déjà le pouvoir. Tout le monde savait que c’était fini pour lui, sauf lui-même ! Quand cela vous arrive, vos meilleurs amis ne voient plus en vous qu’un pestiféré et Mobutu, tout comme le Shah d’Iran avant lui et Ben Ali après lui, dut mendier désespérément un havre d’exil.

Mais, bien sûr, l’exemple le plus récent de l’aveuglement des dirigeants politiques nous est fourni par le printemps arabe et l’écroulement, en quelques heures et en direct, des dictatures de Ben Ali et de Moubarak. A quelques heures de leur chute, ces deux hommes qui pourtant contrôlaient tous les rouages de leurs pays depuis respectivement vingt trois et trente ans, étaient encore convaincus que leur peuple était derrière eux et qu’ils pouvaient imposer des concessions aux foules qui se dressaient contre eux. Aujourd’hui, Ben Ali est recherché par la police du Premier Ministre qui avait été le sien pendant dix ans, et Moubarak s’emporte contre sa femme et son fils qui lui avaient caché la vérité alors qu’il s’était accommodé de leurs mensonges pendant des décennies !

Le président Wade ne semble pas plus au fait de la détresse et des grondements de colère qui se lèvent dans les foyers sénégalais que ses illustres et ci-devant collègues. Lorsque, à Ouagadougou, il assure à la presse que la situation énergétique du Sénégal s’est nettement améliorée depuis qu’il a nommé son fils (pour ses seules compétences, précise-t-il) à la tête du département, on peut se poser cette question : d’où tient-il ses informations ? De son fils ? L’exemple de Gamal Moubarak démontre que ce n’est pas forcément la bonne solution. Les tient-il de sa cour ou de ses services de renseignements ? Ils ne sont pas plus fiables, car tous savent que dénigrer le fils-héritier, c’est reprocher au père d’avoir fait un mauvais choix. Est-il allé visiter les quartiers de Dakar et de sa banlieue plongés dans le noir et l’insécurité ? A-t-il taillé bavette avec les petits artisans désœuvrés et impuissants devant leurs outils de travail ou avec les ménagères qui vident dans les poubelles leurs provisions pourries ? A-t-il entendu le désarroi des chefs d’entreprises et des hôteliers menacés de faillite ? Ses ministres, ses collaborateurs lui ont-ils présenté le dossier non expurgé de la Senelec ? S’il en avait été ainsi, il aurait compris que la situation se détériore et se complique, et que la société nationale est dans une impasse. Son fils a tenté de mettre en cause l’opposition, ce qui est de bonne guerre, mais aussi ses prédécesseurs (Samuel Sarr, Macky Sall), les travailleurs de la société et ses fournisseurs (ITOC) sans convaincre. Pour faire sérieux, il a engagé des dépenses inouïes pour conduire un audit qui n’a fait que confirmer le diagnostic interne et gratuit, et, comme au bon vieux temps, il a sollicité l’assistance d’EDF (plus de 800 000 F par jour et par expert, selon une source bien introduite!), alors que la Senelec regorge de cadres, ce qui n’a fait que … creuser le trou des déficits de la Senelec !

Lorsque Wade promet aux Sénégalais la construction d’une usine de montage d’avions (imminente puisqu’il envisage de se rendre à Touba dans un de ses appareils !) alors que son ministre de fils reconnait qu’il lui faut encore quatre ou cinq ans pour mettre fin aux délestages, on peut encore s’inquiéter de la qualité des informations dont il dispose, de sa maîtrise des enjeux et des priorités du Sénégal. Mais ce n’est pas nouveau : il avait déjà promis de doter notre pays, d’une centrale nucléaire, dans un délai de quelques mois. Qu’importe que notre université forme des littéraires à 90% et que le site choisi, la Casamance, soit une région que son armée ne contrôle même pas, comme le montre la multiplication depuis le début de l’année d’attaques attribuées au MFDC !

Lorsque face aux Altermondialistes Wade affirme que son gouvernement a éradiqué la pauvreté, en dix ans, alors que face à lui, Lula, qui dirige la 8e puissance du monde (160 fois le PIB du Sénégal !) ne peut se vanter que d’avoir, en huit ans, tiré de la misère 20 millions de Brésiliens, soit 10% de la population, on s’interroge sur l’idée même qu’il se fait de la vie dans nos campagnes et banlieues. Pourtant, à portée de main de la présidence de la République, des milliers de Sénégalais vivent depuis des années dans des maisons inondées, d’autres, femmes et enfants, ont fui les campagnes pour mendier dans les rues de Dakar, d’autres, plus nombreux encore, ne sont pas assurés d’avoir deux repas par jour, et chaque déplacement à l’extérieur du chef de l’Etat représente le budget annuel d’une collectivité locale. Me Wade, qui aime à rappeler qu’il est le seul président africain qui soit universitaire, qui est agrégé d’économie, devrait tout de même savoir que le Sénégal a un PIB inférieur à celui de la Guinée Equatoriale (28 000 km2, un demi million d’habitants) ou du petit archipel de Trinidad-et-Tobago (5 000 km2, 1.3 millions d’habitants) et qui ne représente que le quart de celui de la Tunisie dont la population est sensiblement la même. Ou, pour nous référer à un classement selon le développement qualitatif et à partir de l’indice de développement humain (IDH) qui tient compte à la fois de la longévité, de l’instruction et des conditions de vie, il devrait savoir que notre pays était au 166e rang mondial et au 37e (sur 53) rang en Afrique.

La réalité, c’est que le Sénégal est devenu une nation-Potemkine, du nom de ce favori de l’impératrice Catherine II de Russie qui construisait des villages factices pour faire croire aux succès de son administration. Les misérables étaient camouflés derrière les façades pimpantes et soustraits des regards des étrangers et même du Chef de l’Etat, tout comme aujourd’hui les échangeurs dissimulent les taudis. Nous vivons dans une démocratie-Potemkine où le pouvoir nous distille à longueur de journée que le Sénégal est un État de droit, mais réprime toutes les manifestations de colère de la rue et confisque les pamphlets des intellectuels.

Cela durera tant que la façade tient bon. Mais si elle s’écroule ?

WADE, LE MOLLAH OMAR, BEN LADEN ET DIEU...

Ainsi donc le président Wade aurait écrit à Monsieur Mohamed Omar Moujahid, plus connu sous le nom de Mollah Omar, pour solliciter (ou exiger ?) la libération des otages français détenus en Afghanistan depuis près de quinze mois ! En ces temps de sécheresse publicitaire, voila de quoi restaurer la réputation de notre pays, qui s’effiloche comme la côte de popularité de M. Sarkosy, et montrer au monde que notre président a bien le sens des priorités nationales. Si cette initiative audacieuse n’efface pas des premières pages des journaux les soubresauts du « printemps arabe » et même les affres du séisme japonais, c’est à désespérer de la perspicacité de la presse…

Car enfin, Me Wade a bien de la chance et ses services de renseignements méritent toute notre admiration. Il est certainement le seul homme au monde à être convaincu que le mollah Omar est encore de ce monde et, surtout, à savoir comment lui faire parvenir une correspondance d’une telle importance. La dernière fois qu’on a vu le mollah, c’était en octobre 2001, il y a presque dix ans, et il était sur une « djakarta », un petit cyclomoteur qui quittait le brasier allumé par l’intervention extérieure pour s’enfoncer dans la nuit des « zones tribales » du nord-ouest du Pakistan, au nez et à la barbe de l’armée américaine. Depuis lors, le pays le plus puissant du monde, renforcé par ses alliés, n’a pu ni l’arrêter, ni l’intercepter, ni le retrouver mort ou vif. Il est apparemment aussi difficile de retrouver en Afghanistan ou au Pakistan, un grand géant, entre quarante et cinquante ans, enturbanné, barbu et borgne, que de retrouver une aiguille dans une botte de foin, ou, pour parler comme chez nous, que de trouver un sérère beau et de teint clair dans le Sine ! Le mollah Omar s’est volatilisé dans les montagnes et une prime de 10 millions de dollars américains n’a pas suffi pour lui mettre le grappin dessus. Le président sénégalais fait donc preuve d’un courage et d’une détermination exceptionnels en décidant d’entrer en contact avec l’homme le plus recherché du monde, une sorte de SDF à l’échelle d’un continent.

On peut certes se poser la question de savoir pourquoi Me Wade, chef d’état africain et président de l’OCI, s’intéresse au sort de MM. Taponnier et Ghesquière, citoyens français, plutôt qu’à celui, au moins aussi peu enviable, des otages africains, ou détenus en Afrique, ou des 8000 prisonniers palestiniens, dont des femmes et des enfants, soumis à une mort lente dans les geôles israéliennes. Par exemple au sort de Salah Hamouri, ancien étudiant en sociologie à l‘université de Bethlehem, surnommé le « Mandela des oubliés », détenu depuis six ans, sans aucune charge claire et que certains assimilent à un prisonnier politique. M. Hamouri est pourtant de nationalité française, mais il n’a pas derrière lui le lobby qui se bat pour la libération de Gilat Shalit, et à ceux qui réclamaient à la France de prêter la même mansuétude à l’otage franco-palestinien que celle manifestée à l’endroit de l’otage franco-israélien et d’exiger donc la libération de Salah, Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, avait répliqué, en janvier 2011 : « Il n’appartient pas aux autorités françaises d’intervenir ou même de commenter les procédures judiciaires d’un État souverain ». Comme quoi, M. Hamouri n’a pas droit non plus à la même égalité de traitement que Florence Cassez, accusée elle de prise d’otages et de trafic de drogue et pour laquelle la France a sacrifié ses relations avec le Mexique ! Mais Wade ne serait pas Wade s’il ne faisait que ce qu’on attend de lui, et intéressons-nous donc non à l’objet mais au destinataire de sa lettre.

Car il faut d’abord savoir comment le Président de la République parviendra à faire remettre au mollah sa précieuse missive…

On n’imagine pas qu’il se contente de la mettre à la poste, avec la mention : « Monsieur Mollah Omar, poste restante, Kandahar », en ajoutant, peut-être, « Aux bons soins des facteurs afghans », ce qui, me disait-on quand j’étais jeune, vous dispensait même d’apposer un timbre. Dieu merci, Me Wade a de quoi payer une franchise postale, mais le problème c’est qu’une lettre affranchie dans ces termes attirerait tout de suite la curiosité des services secrets américains. Elle serait violée, photographiée, scannée dans ses moindres détails, falsifiée peut-être, au point de perdre, pour le moins, toute confidentialité, toute crédibilité aux yeux de son destinataire. Sans compter que la CIA serait probablement aux trousses du facteur…

La poste n’est donc pas la bonne solution.

Pourquoi ne pas essayer dès lors de recourir aux services d’un envoyé spécial, une sorte d’ambassadeur extraordinaire, acheminé par le tout nouvel avion présidentiel et muni de tout le viatique pour fouiller les souks afghans et escalader les montagnes des zones tribales. Il faudrait évidemment que ce soit un de ces fous du pape du Sopi, plus Wadiste que Wade lui-même, un de ceux qui disent qu’ils ne sont pas PDS mais Wadistes, prêt à s’immoler pour attirer le regard de son maître. Dieu sait qu’ils sont nombreux autour du Président. Et pourquoi pas Farba Senghor ? D’abord parce que plus wadiste que lui, tu meurs ! Ensuite parce qu’il est au chômage et que ce serait un moyen de le sauver de la dépression, de faire l’économie de quelques bourdes, de l’utiliser sans frais supplémentaires et sans laisser un vide pendant la durée de son absence, qui pourrait être très longue. Enfin parce que, pour une mission aussi spéciale, il faut bien « un élément hors du commun ». L’inconvénient, c’est que c’est un homme qui n’aime pas passer inaperçu et que son zèle pourrait le conduire à haranguer les foules sur les marchés de Kaboul ou de Kandahar pour recruter des militants.

Le Président pourrait aussi faire déposer la lettre au bureau du courrier d’Al Jazira à Doha, malheureusement on est là-bas plus attentif aux remous qui secouent le monde arabe qu’à la prose d’un chef noir quasi inconnu des auditeurs de la chaîne arabe.

Il y a bien une dernière solution pour acheminer cet embarrassant message. Le président Wade est, comme on le sait, féru de TIC et d’innovations technologiques : alors pourquoi ne pas recourir à l’Internet et mettre à l’épreuve son ministre de la Connectivité ? Le problème, ici aussi, outre le fait de connaître le mail du mollah qui n’est pas sur Facebook, c’est que les hackers chinois sont à l’affut de tous les secrets et pourraient donc détourner le message, le brouiller ou le transformer en spam. Ils sont apparemment plus forts que leurs collègues américains qui, en dix ans, n’ont pas réussi à localiser le circuit des messages de Ben Laden.

Le président Wade a donc le choix entre plusieurs solutions, mais, au moins une chose est sûre : il n’aura pas besoin de se servir de ses mallettes pleines de devises : dans son code du parfait taliban, le mollah Omar a interdit toute prise d’otages contre rançon. On peut néanmoins se demander si notre Président saura trouver les mots pour séduire son correspondant dont le tempérament est à l’opposé du sien : il aime les bains de foule et transforme ses audiences en xawaare, le mollah Omar n’a été vu en public à Kaboul qu’une seule fois en cinq ans de pouvoir.

Enfin, pendant qu’il y est, pourquoi le président Wade n’écrirait-il pas aussi à un autre illustre perturbateur, un autre SDF censé être sous les mêmes abris, M. Oussama Ben Mohamed Ben Awad Ben Laden, appelé plus couramment Ben Laden ? Après tout, il est – selon les médias occidentaux – « le banquier du Jihad », et qui tient la bourse tient le pouvoir. Il est aussi l’inspirateur du mollah Omar et son beau- frère, et un proverbe pulaar dit que le héron et son beau-frère pêchent toujours ensemble. Deux lettres par le même coursier, cela rentabiliserait l’opération, amortirait les frais de gestion et gonflerait d’orgueil le factotum commis à cette tâche. D’une certaine manière, c’est même plus urgent et surtout plus productif, d’écrire à Ben Laden qu’au mollah 0mar : l’un n’a que son pays pour objectif, quand l’autre se donne une vocation d’agitateur universel. Si l’on en croit les médias occidentaux, il régnerait sur un État virtuel, avec des gouverneurs provinciaux et des missi dominici et, tout comme l’Angleterre au XIXe siècle, le soleil ne se coucherait jamais sur son empire. Il pourrait, par la même occasion, expliquer au président Wade le secret de sa santé inusable puisqu’il y a dix ans, on le disait tout près de la tombe, soumis à des dialyses régulières, au point de se construire un hôpital souterrain ultramoderne dont personne n’a retrouvé les traces. Si le mollah Omar sévit à des milliers de kilomètres, Ben Laden est à nos portes et déstabilise déjà nos voisins. Le président Wade gagnerait donc à la fois l’estime de ses collègues africains et celle de la France en obtenant la libération des otages d’Arlit. Avec la force qu’on lui prête, Ben Laden pourrait même faire libérer des geôles mexicaines la très précieuse Florence Cassez, ce qui enlèverait une épine au pied de Nicolas Sarkozy, qui à un an des élections que l’on dit perdues par son camp, n’hésiterait sans doute pas à annuler la dette du Sénégal, voire à effacer l’ardoise que représente l’achat du nouveau jet présidentiel. Une lettre à Ben Laden, ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros !

Mais, au fond, au lieu de passer par les sous-traitants, pourquoi le président Wade n’écrirait-il pas directement à Dieu qui est pour ainsi dire un collègue ? Certes leurs domaines de compétence n’ont pas la même étendue, mais Me Wade a au moins une qualité divine : il est « la seule constante » de notre pays, répètent à l’envi ses aficionados qui en oublient que d’autres, qui avaient revendiqué le même privilège, ont été emportés par des révoltes de rues ou tout simplement par l’usure naturelle de leurs artères. Reste qu’écrire à Dieu, c’est écrire à un Etre dont personne ici ne doute de l’existence : tout le monde sait où Il est, puisqu’Il est partout. Autre avantage, avec Lui on n’a pas besoin de timbre ni de facteur ou de vaguemestre, et le président, qui dit avoir les meilleurs marabouts du monde, n’aura pas besoin de l’expertise de son ministre de la Connectivité. Enfin lorsqu’il s’agit de Dieu, il n’y a pas de limites à la requête. Me Wade pourra donc lui demander tout à la fois la fin des délestages et des immolations par le feu, la reddition du MFDC, de retrouver ses jambes et son entrain de la « Marche Bleue » de 2000, et, pour couronner le tout, la victoire en 2012 !

Néanmoins une dernière inquiétude me saisit. Dieu n’est pas seulement miséricordieux, Il est aussi le Juge suprême. Combien donc pèsera la lettre de Me Wade à côté de la pétition du peuple sénégalais ? Ne réveillera-t-elle pas les cris de tous ceux qui se plaignent par exemple que celui qu’ils avaient élu pour changer leurs vies ait surtout changé trois fois de jets personnels (la réparation de la Pointe des Almadies, pouvant être assimilée par son coût à l’achat d’un aéronef), en onze ans de règne, et distribue l’argent public, le produit de leur sueur, à des fonctionnaires internationaux et des courtisans rassasiés, quand son peuple est en plein désarroi et l’économie nationale paralysée par les coupures d’électricité ?

Certes Dieu n’oublie rien, mais le 19 mars Me Wade sera sur ses éphémérides et il serait plus prudent que le Président de la République ne se rappelle pas à son bon souvenir par des incantations intempestives. Pour ma part donc, je conseillerai humblement à Me Wade de se contenter, en ce moment crucial, de n’écrire qu’au mollah Omar.