Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 30 décembre 2010

LE "SYNDROME TANDJAN"

Le « syndrome Tandjan » c’est cette espèce de pulsion, ce grain de folie, qui saisissent les hommes politiques au bout d’un parcours tous comptes faits honorable, et les poussent à commettre une erreur fatale. Tout allait bien pourtant, ils avaient presque réussi à franchir tous les obstacles d’une carrière difficile, ils allaient pouvoir quitter les affaires avec l’assurance de bénéficier d’une retraite confortable, même si elle n’est pas forcément glorieuse, et voila qu’un démon les pousse soudain à vouloir plus, et souvent à demander l’impossible. Poussés généralement par un entourage qui les tient en otage, ils lâchent le poisson qu’ils tenaient fermement dans leurs mains au profit de celui qu’ils croyaient enserrer dans leurs pieds.

Mamadou Tandjan avait été président de la République à deux reprises et la deuxième fois avec les voix de 2/3 des électeurs. Il pouvait se vanter d’avoir été le premier président élu démocratiquement du Niger, d’avoir surmonté plusieurs crises dont celle qui l’avait opposé à un Premier Ministre plus enclin à jouer Poutine sous Medvedev que Debré sous De Gaulle. Ce n’était certes pas un génie politique mais il paraissait bien rassurant dans ses boubous brodés et ses airs de notable sage. Il était sur le point d’achever le dernier mandat qui lui était autorisé, avait encore assez d’entregent pour pousser au devant de la scène un successeur de son choix, assez de mérite pour servir de valeur refuge, donner son nom à un édifice prestigieux. Mais voila, ça ne lui suffisait pas, ça ne lui suffisait plus. Il lui fallait terminer son « œuvre », comme si Napoléon ou Alexandre avaient eu ce privilège, comme si un mandat présidentiel était une tapisserie qui n’avait de valeur que lorsque le dernier carreau était tissé. Pour deux ou trois années de rallonge il a mis la démocratie en danger dans son pays, fait basculer le Niger dans la sédition, risqué sa vie et pour finir perdu le pouvoir, y compris les quelques mois qui manquaient à son mandat. Il en est réduit aujourd’hui à mendier sa liberté et, peut-être, sous peu, ses moyens de subsistance.

Amadou Toumani Touré a, prémonitoirement, échappé au syndrome Tandjan. Dix ans après son bref intérim, il est revenu au pouvoir, cette fois légitimé, auréolé par une décennie de VRP des grandes causes. Ce capital de sympathie lui a permis de gouverner depuis dix ans, sans même se donner la peine de s’inféoder à un parti, ce qui est une prouesse, surtout pour un militaire qui n’a ni la fougue ni le charisme de Sankara, ni l’insolence d’Obasanjo.

Laurent Gbagbo n’a pas pu, lui, résister au syndrome Tandjan. C’était pourtant un miraculé des remous qui accompagnent toujours les changements de régime. Il avait été élu dans des conditions troubles, en deux étapes, sauvé par la persévérance de la Commission électorale indépendante qu’il dénigre aujourd’hui, et par le revirement des chefs militaires. Le vote n’avait mobilisé qu’un tiers des électeurs, était contesté par une partie de l’opposition et la proclamation des résultats avait fait des centaines de morts. Qu’importe, on lui pardonnait tout : il était « l’homme courage », l’opposant historique. Il avait réussi à contenir la guerre civile, avait usé les Premiers ministres qu’on lui avait imposés avant de s’en choisir un parmi ses plus virulents adversaires !Il avait même réussi ,après avoir terminé son mandat, à profiter des désordres et des malentendus pour s’octroyer, en fraude, tout un mandat, en faisant reporter les élections à six reprises. Le monde entier, y compris ses adversaires, était prêt à oublier ses ruses et ses reniements, peut-être même à passer en pertes et profits les assassinats, les escadrons de la mort, les casses de banques, les scandales financiers, pourvu qu’il accepte enfin de se plier à l’expression de la démocratie. Il n’avait rien ou presque, à perdre : il était resté au pouvoir plus longtemps qu’aucun président américain, Roosvelt excepté, il était à priori, mieux armé que ses rivaux puisqu’il contrôlait tous les moyens de l’Etat, et même s’il perdait, il pourrait partir auréolé du prestige d’avoir été l’homme des changements, d’avoir organisé les élections les plus transparentes, les plus encadrées de l’histoire de la Côte d’Ivoire.

Eh bien c’est raté ! Gbagbo a ruiné son image de militant du progrès et de la démocratie et tôt ou tard, il va aussi perdre la face et, surtout, car c’est ce qui compte le plus pour lui, le pouvoir. Pour l’éternité il ne sera plus que le président qui avait mis contre lui la majorité de son peuple, sa région, son continent, l’ONU et le FMI, la Francophonie et les organisations des droits de l’Homme. Qu’il évite au moins cette infamie : passer aussi pour le Milosevic africain !

Abdoulaye Wade échappera-t-il au syndrome Tandjan ? Tout porte à croire que c’est non, parce que ce virus a ceci de particulier que ce sont souvent les « gens qui vous veulent du bien » qui vous l’inculquent. Voila pourtant un homme qui lui aussi peut se vanter d’avoir été le président le mieux élu de l’histoire du Sénégal, même si le mérite en revient plutôt à son peuple et à son prédecesseur.Il a fait deux mandats, ce qui n’est pas si mal pour un homme qui est arrivé au pouvoir à l’âge où d’autres, Senghor en particulier, préfèrent s’en défaire, pour prendre volontairement, la retraite. Il peut se vanter de n’être pas passé inaperçu, dans son pays comme à l’étranger. Il a largement profité de sa situation, avec un train de vie royal, en mettant toute sa famille au cœur du pouvoir, en enrichissant ses amis, usant du trésor public comme d’un bien propre. Il aura le privilège d’avoir réalisé de grandes œuvres, même si leur opportunité, leur coût, sont contestés, et surtout, d’avoir conduit à terme deux projets symboliques, l’un conforme à sa nature, l’aéroport de Diass qui est un vieux rêve, et le Fesman qui n’est qu’une manière de régler ses complexes vis-à-vis de Senghor. Bref il n’a plus rien à prouver, il peut espérer que son parti, encore puissant, ses lieutenants dont beaucoup ont hérité de son bagout, la clientèle qu’il s’est constituée dans les milieux les plus influents, souvent à coups de mallettes d’argent, les anciens ennemis retournés et qui n’ont plus d’autre choix que de rester collés à ses basques, assureront à celui qu’il aura adoubé les meilleures chances de lui succéder, de défendre les intérêts de ses proches, de le protéger, éventuellement, contre les poursuites judiciaires. Il a donc devant lui une voie royale : celle que Mandela avait choisie et qui consiste à lâcher le pouvoir avant qu’il ne vous lâche. Depuis Cincinnatus personne n’avait trouvé mieux.

Mais c’est justement quand il y a une solution évidente, honorable que la tentation de céder au syndrome de Tandjan est la plus forte. Dans le cas de Wade il suffisait d’un petit coup de pouce car l’homme se croit indispensable, ce qui est la plus grande faiblesse d’un homme politique. Pour le mettre en appétit ses admirateurs se sont posé la question : quel était son point faible ? Son âge, bien sûr ! Alors, à l’unisson, ils ont tous scandé : cet homme de 84(86 ?) ans a la vigueur d’un adolescent, il pourrait courir le marathon de New York, il a reçu de Dieu un cerveau inaltérable et l’exercice du pouvoir n’a usé aucun de ses ressorts. C’est plus qu’un mensonge, c’est une farce tragique comparable à celle illustrée par les généraux de la Grande Armée qui au soir du désastre subi par Napoléon en Russie ne trouvèrent à inscrire sur leur registre que ces mots : « l’Empereur ne s’est jamais porté aussi bien ! » .Ils sont donc tout unanimement tombés à bras raccourcis sur celle qui avait osé dire que Wade était usé et malade. Pourtant c’est une évidence : Wade est malade ! Il a même une maladie incurable et cette maladie s’appelle justement la vieillesse. Il en est même le patient le plus illustre puisqu’il est déjà le plus vieux chef d’Etat du monde. Le mal est d’autant plus grave qu’il n’est pas un Président pour inaugurer des chrysanthèmes : il est le pouvoir à lui tout seul, il est, disent ses fidèles « la seule constante ». A moins de trouver un Méphistophélès capable de lui redonner les artères de ses vingt ans (mais à quel prix !) il n’y a pas d’autre solution pour lui que de reconnaitre la réalité : le Wade de 2012 n’aura pas la vigueur de celui de 2000 et cela ne s’arrangera pas. Finie l’ère de la Caravane bleue, déjà on ne le voit plus escalader l’échelle de coupée des avions, il visite les chantiers assis sur un fauteuil, ses décisions ressemblent étrangement à des caprices et à Ndjamena on l’a vu pour la première fois bafouiller et s’empêtrer dans les chiffres.

Voila pourquoi le débat sur la constitutionnalité d’un troisième mandat peut paraitre superfétatoire. La question n’est plus de savoir ce que Wade va faire, mais comment il va finir, pour lui le passé compte désormais plus que l’avenir. Si le Conseil Constitutionnel se prononce contre sa candidature, en exerçant sa liberté d’appropriation ce serait une triste fin que celle d’un président qui après avoir profité de la transparence, en serait devenu la victime. Si la même institution approuvait en revanche sa candidature, contre l’évidence et contre l’avis de tous les spécialistes, ce serait encore plus triste : l’opposant d’un quart de siècle, celui qui avait symbolisé le combat pour la liberté d’expression terminera sa carrière revêtu du manteau de putschiste. S’il en était ainsi Wade aurait suivi un parcours déroutant : il serait arrivé au pouvoir, la tête haute, comme un héros de l’alternance démocratique, en le quittant, démonétisé, il ne serait plus que l’illustration de l’acharnement des dictateurs à le conserver à tout prix.

A l’âge où vous êtes Monsieur Wade, il vaut mieux être généreux que têtu !