Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 1 mars 2010

LES ARMEES DES ANCIENNES COLONIES FRANCAISES D’AFRIQUE DEFILERONT-ELLES SUR LES CHAMPS-ELYSEES LE 14 JUILLET 2010 ?

LES ARMEES DES ANCIENNES COLONIES FRANCAISES D’AFRIQUE DEFILERONT-ELLES SUR LES CHAMPS-ELYSEES LE 14 JUILLET 2010, ALORS QUE LE CONTENTIEUX ENTRE LA FRANCE ET LES ANCIENS COMBATTANTS AFRICAINS N’EST PAS REGLE ?


Ce texte a été publié dans l’hebdomadaire « Nouvel Horizon » (n° 711, du 24 février 2010)


Fêter l’indépendance chez le colonisateur ?

Les pays d’Afrique noire issus de l’ancien empire colonial français commémoreront tous cette année (à l’exception de la Guinée-Conakry) les cinquante ans de leur accession à l’indépendance. Mais d’ores et déjà pour les médias français, et même africains, l’évènement de l’année 2010 ne sera pas la célébration de ce demi-siècle d’existence mais le défilé des armées africaines sur les Champs-Elysées, à Paris, à l’invitation de Nicolas Sarkozy, celui-là même qui avait affirmé ici, à Dakar, que l’Afrique n’était pas « entrée dans l’Histoire ». L’histoire semble bégayer tant cette perspective rappelle le défilé des armées des pays feudataires de la France, le 14 juillet 1959, à l’occasion de la première et unique « fête de la Fédération des Etats franco-africains » présidée par De Gaulle, au milieu d’un aréopage de Chefs de gouvernements africains tout intimidés. Mais, surtout, faire encore de Paris le centre névralgique des manifestations du cinquantenaire, c’est, une fois de plus, nous voler la vedette et notre droit d’inventaire, comme si nous étions condamnés à la figuration ou aux seconds rôles, à cet eternel besoin de nous faire reconnaître par l’ancienne métropole, plutôt que d’affirmer que désormais « l’important est à notre discrétion ». Défilé pour défilé, pourquoi ce ne serait pas le tour de l’armée française de venir parader chez nous la fleur au fusil pour une fois, s’incliner devant les tombes des anciens combattants africains qui ont servi la France , compatir au désarroi de ceux qui sont encore en vie mais n’ont jamais été payés à la hauteur de leurs droits, et enfin, faire sa propre introspection et exprimer sa repentance ?

Tout le monde sait en effet que les forces françaises n’ont pas quitté les « colonies » après la proclamation de leurs indépendances, qu’elles ont continué à sévir, à servir les Chefs d’Etat qu’elles avaient contribué à mettre en place, que plusieurs d’entre ceux-ci leur doivent leur maintien au pouvoir et qu’elles avaient participé à la répression contre les opposants à ce nouvel ordre. Plutôt que de sacrifier au folklore, Français et Africains doivent d’abord se plier à un examen de conscience, cinquante ans après, mesurer l’abîme qui sépare encore les rêves de la réalité.

Mais puisqu’il s’agit ici d’exhiber les armées africaines et non de faire le bilan de celle de l’ancienne métropole, le minimum serait d’exiger que la France fasse auparavant ce qu’elle n’a pas fait en 1960 : solder ses comptes à l’endroit de ses anciens combattants d’Afrique, qui l’avaient servie et s’étaient sacrifiés pour elle. Les soldats que Paris se propose d’inviter en 2010 sont les héritiers de ces combattants oubliés dont ils doivent porter les revendications et auxquels la France peut rendre justice, définitivement et solennellement, pour boucler un demi-siècle d’occasions manquées.

Un siècle au service de la France !

Les soldats africains ont servi la France pendant un siècle, depuis la création du régiment des Tirailleurs Sénégalais par Faidherbe, en 1857, jusqu’à la guerre d’Algérie. Ils l’ont fait quelquefois contre les intérêts de leurs propres peuples, en participant à la conquête coloniale, en constituant l’essentiel des effectifs de police extérieure dans les colonies. Ils ont été le fer de lance de combats menés contre le droit à l’autodétermination, en Indochine, en Afrique du Nord, notamment. Ils ont participé à des guerres intestines européennes qui n’avaient pas prioritairement pour objectif la défense des droits humains. Ils ont aussi été d’un apport décisif dans la coalition contre les régimes fascistes et nazis, entre 1939 et 1945. Leur participation n’était pas symbolique : ils étaient quelque 200 000, réquisitionnés souvent de force, pour la première guerre mondiale, autant pour la seconde, ils constituaient la moitié de l’armée d’Afrique du Général De Lattre, leur rôle a été décisif dans les victoires des forces françaises à Koufra et à Bir Mogreim. Du fait de leur impréparation et de leur place dans le dispositif militaire, ils ont subi des pertes souvent importantes (plus de 100 000 morts), auxquelles s’ajoutent les dégâts commis sur leur psychisme et leur réinsertion dans leur milieu naturel. Ils ont participé à la résistance, en Afrique et en France, ont été parmi les premiers à rejoindre la France libre, ont constitué un élément important du renouveau de l’armée française. Ils ont subi les affres de la captivité et du travail forcé en Allemagne et de la vindicte des Nazis. Ils étaient au premier rang des libérateurs de la France, notamment sur les côtes de Provence.

Après avoir été des combattants courageux et engagés, après avoir participé à la défense du monde libre, ils ont été, avant même la fin du conflit, victimes d’ostracisme et d’injustice. Le témoignage qu’en a donné le tirailleur El hadj Ousmane Alioune Gadio, décédé en 2008, père de l’ex ministre des Affaires Etrangères et ancien président de l’Association des Anciens Combattants et Prisonniers de Guerre est édifiant. Mobilisé en décembre 1939, il a subi le baptême du feu à la frontière franco-italienne, a échappé au massacre de soldats sénégalais opéré par l’armée allemande à Chasselay, aux portes de Lyon, a été fait prisonnier en France, avant d’être déporté en Allemagne. Après la guerre et son rapatriement au Sénégal, il se retrouvera privé de ses indemnités, de sa prime et même de son pécule pour les années de captivité en Allemagne, la France s’étant refusé à changer en monnaie locale les maigres marks qui lui avaient été payés pour solde de tous comptes. D’autres soldats africains, soumis aux mêmes injustices, se révolteront à leur retour, au camp de Thiaroye : 35 d’entre eux seront tués. Ces rapatriements précipités participaient eux-mêmes à une opération dite de « blanchiment de l’armée française » : une fois la victoire acquise, les Tirailleurs ont été en effet retirés des troupes, privés des hourras et de la reconnaissance des Français qu’ils avaient contribué à libérer. Pourtant tous les anciens combattants qui ont survécu ont toujours parlé de la France sans haine et, au sein de leurs associations, ils ont cultivé leur attachement à ce que certains d’entre eux continuent d’appeler « la mère-patrie », ils ont figuré avec dignité dans les hommages qui lui ont été rendus, sans jamais rien exiger en retour.

Une « décristallisation » interminable !

Paradoxalement, De Gaulle, dont ils avaient nourri l’armée avant tout le monde, restera insensible à l’autre affront qui leur sera porté près de quinze ans après la fin de la guerre. En 1959, le Parlement français votera une loi qui leur refuse l’égalité de droit avec leurs camarades français, proclamant en quelque sorte que le prix de la guerre n’était pas le même, selon que l’on était Français ou Africain. C’est la « cristallisation », la transformation des pensions des anciens combattants africains en indemnités viagères : c’est plus qu’une banale histoire de sous, c’est une faute d’Etat, un acte d’ingratitude, un déni de justice. Par cette décision, les anciens combattants africains ne percevront plus que le quart de ce que reçoivent leurs camarades de souche française, sous prétexte que leurs pays d’origine avaient cessé de faire partie de l’Etat français. Décision juridiquement non fondée puisqu’ils étaient Français au moment de la guerre et avaient servi la France à ce titre. Moralement inexplicable, car comme ils le rappellent, les soldats africains ont combattu dans les mêmes conditions que leurs camarades français, ils étaient « ensemble sous la mitraille, ensemble au fond de la cuvette de Dien Bien Phu ». Face à ce mépris, l’ancien sergent-chef Amadou Diop avait osé attaquer cette loi, après des années de souffrance et, en novembre 2001 le Conseil d’Etat français avait jugé inacceptable « cette différence de traitement entre les retraites en fonction de la seule nationalité ». Le sergent-chef Diop obtenait gain de cause, mais. .. à titre posthume : il n’avait pas eu la décence de rester en vie jusqu’au dénouement.

Il faudra un petit évènement mondain (la projection privée, en septembre 2006, du film « Indigènes ») pour décider le président Chirac à « aller plus loin ». Le Conseil d’Etat avait prescrit une revalorisation et le versement des arriérés, le Parlement français se contentera de voter un alignement des pensions africaines sur les pensions des anciens combattants français, mais seulement à compter de 2007 et sans rétroactivité. Pourtant les exigences financières des Tirailleurs Sénégalais étaient largement à la portée du Trésor français, à la fois en raison des sommes en jeu et aussi du nombre de plus en plus restreint de personnes concernées, en extinction rapide du seul fait de leur âge. En janvier 2008, le ministre français des Anciens Combattants vantait à Dakar la générosité de son pays : 780 millions de francs dégagés pour satisfaire les 3000 bénéficiaires sénégalais recensés à l’époque ! Les années passent, la petite troupe de « gueules cassées » africaines s’amenuise de jour en jour, les promesses s’ajoutent aux promesses et la revalorisation initiée par le gouvernement français est partielle et à minima. On avait usé naguère de petites mesquineries (« principe d’équité » plutôt que « principe d’égalité », critère de « parité du pouvoir d’achat » etc.), maintenant on « entretient délibérément une confusion entre les différents types de prestations », en servant les pensions de retraite du combattant et la pension militaire d’invalidité, qui sont très modestes, plutôt que la pension civile et militaire de retraite et la pension de réversion beaucoup plus consistantes.

« Assez de galons ! Du riz ! »

Il n’appartient à aucun Etat africain de se substituer à l’ancienne métropole, comme s’y était engagé Wade, parce que la dette est française. Il est déjà assez choquant pour le prestige de l’ancienne métropole qu’il ait fallu une plainte d’un ancien combattant sénégalais en fin de vie, pour que, par les voix de ses institutions, elle reconnaisse la pertinence des revendications africaines. Il est incompréhensible qu’après ce verdict « la patrie des droits de l’homme » ne se soit pas hâtée de réparer l’oubli. Aujourd’hui, au moment où il ne reste plus que quelques témoins désabusés et pourtant encore fidèles, les hésitations et les mesquineries des autorités françaises sont proprement intolérables. Comme est intolérable leur propension, et récemment encore le ministre de l’immigration et de l’identité nationale et l’ambassadeur de France, à distribuer de bonnes paroles (pour l’un) ou des médailles (pour l’autre), et de croire que cela peut panser des plaies et remplir les estomacs de ceux qui depuis cinquante ans crient dans le désert. Comme le rappellent les Tirailleurs : « Assez de galons ! Du riz ! ». En ce début de l’année 2010, il ne subsiste plus que 2000 (environ) anciens combattants sénégalais de l’armée française et moins d’une centaine d’entre eux ont été « décristallisés », partiellement puisqu’ils ne peuvent pas bénéficier de la sécurité sociale française, à moins qu’ils ne se résolvent à aller … s’installer en France. A la Maison des Anciens Combattants, à Dakar, le Secrétaire Général de l’association, ancien d’Indochine et d’Algérie, de même que le doyen, 94 ans, et d’autres encore, attendent qu’une réponse soit donnée aux 700 dossiers qui dorment près des tribunaux parisiens. Car les anciens combattants n’ont plus pour ressource que de solliciter les lourdes institutions internationales (de l’ONU ou de l’Union Européenne) ou les juridictions françaises, sans garantie de succès. En octobre 2008, le Tribunal Administratif de Bordeaux a donné droit à la plainte d’anciens combattants marocains, mais débouté le tirailleur sénégalais qui avait invoqué les mêmes motifs. Assez donc de solennité car de Michèle Alliot-Marie à Jean-Marie Bockel, en passant par Hamlaoui Mékachéra ou Alain Marleix, chaque déplacement à Dakar d’une délégation ministérielle française coûte pratiquement les pensions annuelles de dizaines de tirailleurs sénégalais ! Si les soldats africains doivent défiler à Paris le 14 juillet 2010, alors que ce soit plutôt les éclopés et les survivants de 39-45, d’Indochine et d’Algérie, pour étaler aux yeux des Français leurs illusions perdues et leur détresse de serviteurs mal récompensés. Il est temps, enfin, que la dette du sang que leur doit la France cesse d’être un « contentieux », pour devenir le « gage d’une histoire commune », que les Tirailleurs Sénégalais ne soient plus, comme le craignait Senghor, des « morts gratuits », que les Français réalisent qu’il ne s’agit pas ici seulement « d’un devoir de mémoire » mais « d’un devoir d’histoire et de vérité » selon le mot du député socialiste Alain Rousset.

CHACUN D’ENTRE NOUS A QUELQUE CHOSE D’HAÏTI*

Si la tragédie haïtienne touche autant le monde entier, suscite autant de solidarité, provoque un élan de générosité aussi exceptionnel, il faut le dire, dans les pays africains, occasionne autant de déplacements de personnalités, de Ban Ki Moon à Jessie Jackson en passant par Bill Clinton, c’est parce que sans doute, Haïti c’est un peu comme l’élection d’Obama : à la fois presque un miracle et l’espoir d’une injustice réparée. L’écrivain Danny Laferrière, témoin oculaire du séisme, l’a dit avec colère : il est insultant de toujours employer le terme de « malédiction » à propos de son pays. S’il en était ainsi le peuple haïtien aurait disparu, comme a disparu le peuple dont il avait pris la place, presque au pied levé, sur cette île qui a été la porte de l’Amérique. En fait, tout comme les bons meurent souvent jeunes, certaines terres attirent plus que d’autres le regard du Ciel et Haïti est de celles-là.

Les télévisions occidentales nous ont montré à profusion les images d’une île ravagée, traversée de pillages et de désordres, mais des observateurs plus attentifs soulignent au contraire l’extraordinaire courage, l’obstination, la foi, l’envie de survivre et le sens de la solidarité du peuple haïtien : jamais dans une catastrophe de ce niveau, on n’a extrait des débris des maisons autant de personnes en vie, et si longtemps après la catastrophe. Danny Laferrière exalte « l’énergie incroyable de ces hommes et de ces femmes qui, avec courage et dignité, s’entraident » et c’est, dit- il, « l’énergie des plus pauvres » qui a sauvé Port-au-Prince du pire. Ce n’est pas partout dans le monde qu’on peut voir un village démuni accueillir à bras ouverts un convoi de cent bus de rescapés, un autre village qui réussit à survivre une semaine sans recevoir aucun secours, des hommes et des femmes armés de leurs seuls bras s’affairer à dégager, au prix de leurs vies, des voisins ensevelis sous les décombres. Ce qu’on appelle « pillage » n’est souvent qu’une forme de survie, selon un témoin.

Mais ce qu’on dit moins c’est ce que le monde et le combat pour la liberté doivent à ce peuple : chacun d’entre nous a quelque chose d’Haïti. Elle a été d’abord la première nation indépendante de toute l’Amérique latine, avant le Brésil ou le Mexique et elle a longtemps assumé cette responsabilité de précurseur. Ainsi avant même d’être indépendants, les Haïtiens étaient au siège de Savannah (1779), aux cotés des insurgés américains et contre les forces anglaises. Dès après son indépendance, Haïti apportera une aide non seulement militaire, mais financière aussi à Simon Bolivar, participant ainsi à la libération des nations qui sont devenues le Venezuela, le Pérou ou la Colombie. Elle a été aussi le premier Etat noir indépendant issu de la colonisation et la seule nation de l’Histoire dont l’indépendance a été conquise par d’anciens esclaves. Ici encore, le peuple haïtien n’a pas failli à ses responsabilités, soutenant les Noirs du sud des Etats-Unis, proposant à ceux d’entre eux qui avaient été libérés de venir s’installer sur son sol, avant même la création de l’Etat du Libéria.

On le dit encore moins : avant de bénéficier des secours des pays du Nord, Haïti avait contribué à les enrichir, grâce à ses mines et, surtout, ses produits agricoles (tabac, sucre, indigo, café), obtenus par l’effort de ses enfants et au moyen d’un savoir-faire dans lequel entrait une bonne part d’expertise africaine. Au prix aussi de la forme d’exploitation coloniale la plus brutale de l’histoire, sous le régime du Code Noir promulgué par Louis XIV. Vers la fin du XVIIIe siècle, Haïti était la perle des colonies françaises, accueillant jusqu’à 30 000 Français (soit la moitié de ceux qui étaient installés au Québec), faisant la fortune de négociants de Bordeaux ou de Nantes et de la monarchie française en général.

« Une indépendance payée par deux fois »

C’est pourtant ce peuple exténué qui aura la force d’arracher sa liberté au colonisateur, d’abord en lui imposant l’abolition de l’esclavage, puis, lorsque celle-ci sera rétablie par Napoléon, en prenant les armes contre lui. Cette liberté se fera au prix de lourds sacrifices : 100 000 tués, face à une armée coloniale qui comptera jusqu'à 50 000 combattants, et la déportation du héros de l’indépendance, Toussaint-Louverture. Cette victoire, le peuple haïtien la doit à son courage, mais aussi à son ingéniosité, comme l’attestent les traces laissées par la résistance, telle la citadelle Laferrière qui est la plus importante forteresse jamais construite dans les Amériques depuis Christophe Colomb. Après avoir arraché son indépendance par les armes, en 1804, Haïti négociera la paix en signant, en 1825, un traité avec la France par lequel elle s’engageait à lui verser, à titre de « compensation », une indemnité de 150 millions de Francs (ramenée plus tard à 90 millions), la plus forte jamais versée par une colonie dans les temps modernes, et qui l’épuisera pour de longues années. Haïti tiendra une promesse que la riche Angleterre ne tiendra pas face aux colons rhodésiens, et, revers de l’Histoire, aujourd’hui ce sont les Etats-Unis qui se sont engagés à indemniser les Indiens qu’ils avaient spoliés. Mais, surtout, comme le dira V. Schœlcher : « imposer l’indemnité aux esclaves victorieux, c’est leur faire payer avec de l’argent ce qu’ils avaient déjà payé avec le sang ».

En deux siècles d’existence. Haïti n’a pas toujours eu les dirigeants qu’elle méritait, loin de là. Mais ses forces vives ont toujours rempli leur contrat avec l’Histoire. Ses bâtisseurs avaient été des pionniers de la mémoire : pour la désigner, ils avaient réhabilité le nom de Haïti, un de ceux par lequel ses premiers habitants, les Tainos, appelaient l’ile, et renvoyé à l’histoire ceux que les colonisateurs leur avaient imposés, Hispaniola puis Saint-Domingue. Aujourd’hui encore, le peuple haïtien voue un culte à Anticoana, résistante capturée par les envahisseurs et exécutée devant son peuple, près de deux siècles avant l’indépendance de l’ile. Mais il n’a pas non plus renié sa part africaine puisque la moitié des Haïtiens reste fidèle au culte vaudou. L’élite haïtienne a toujours cultivé ce double héritage. Elle s’est engagée aux cotés de ses frères africains et de Price-Mars, qui fut président de la Société Africaine de Culture, à Garvey Laurent, agronome, auquel on doit l’implantation de la FAO en Afrique, elle a participé à la lutte pour l’émancipation politique et le développement économique du continent noir. Les haïtiens ne cessent encore de nous étonner, tel Raoul Peck, premier cinéaste à consacrer un film à Patrice Lumumba, ou Jean Michel Basquiat, peintre du vaudou et idole du pop art, et c’est une ministre haïtienne, d’origine africaine, qui osa pour la première fois s’exprimer dans une langue africaine, le lingala, à la tribune des Nations-Unies.

« Reconstruire … par les Haïtiens »

Haïti a connu 32 coups d’état, souvent fomentés par des comploteurs étrangers qui, au fil des ans, ont été Français, Allemands, Américains et même … Syriens. Elle a connu des dictatures immondes, dont celle tristement célèbre de François Duvalier et de ses « Tontons Macoutes ». Elle a été victime d’un génocide de la part de son seul voisin, la République Dominicaine sous l’ère du dictateur Trujillo. Elle a perdu 98% de ses forêts, est souvent balayée par des cyclones, des glissements de terrains, connait la sécheresse et l’inondation. Elle se serre sur une terre fragile et instable : ils sont plus de 10 millions de Haïtiens, Noirs à 95%, sur une surface à peine plus vaste que le département de Bakel. Un peuple qui a survécu à tant d’épreuves mérite le respect. Grâce à cette énergie dont parlait Laferrière, Haïti est comme le Phénix et renait toujours de ses cendres. On ne peut pas l’effacer sans appauvrir l’histoire du monde et, plutôt que d’appeler ses habitants à la quitter, il faudrait inviter les Africains à la visiter plus souvent, à s’y rendre en pèlerinage pour mieux comprendre cette terre où, pour la première fois « le Nègre fut debout », selon le mot du poète. Déjà des Haïtiens de la Diaspora se mobilisent, notamment aux USA (Réseau d’action pour la reconstruction de Haïti) et au Canada (Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle) pour réfléchir à sa reconstruction, car ce sont, bien sûr les Haïtiens et non la « Communauté internationale », qui changeront l’ile. Mais cette fois, comme le rappellent les promoteurs de ces mouvements, il ne s’agira pas d’une simple réfection des infrastructures, mais d’aller plus loin, « de s’étendre à la construction d’une société moins inégalitaire, fondée sur le droit, le partage, la solidarité, l’éducation, le respect de l’environnement et le culte du bien commun ».

Tâche certes ardue, mais un peuple qui a conquis sa liberté est un peuple qui ne manque pas de ressources.

* « A la mémoire de Pierre Vernet, ancien Correspondant national de Haïti auprès de la Confemen, ancien Doyen de la Faculté de Linguistique, enseveli sous les décombres avec 300 de ses étudiants ! »